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On avait donc bu cette eau !
Lors de l’étude de la nouvelle intégrale de Guy de Maupassant, Le Horla, je m’étais intéressée de près à la séquence du 5 juillet où le narrateur découvre par hasard que l’eau de la carafe placée sur sa table de chevet est bue pendant son sommeil ; il mène alors une expérience qui démontre rationnellement l’existence de l’irrationnel.
Mon objectif était de mettre en évidence la façon dont le doute (entre explication rationnelle d’un phénomène et explication par le surnaturel) est constitutif du pacte de lecture d’un texte fantastique. Or, dans cet extrait, même si le narrateur formule explicitement des hypothèses rationnelles, comme son somnambulisme supposé, il démontre par l’expérimentation l’existence d’un phénomène surnaturel qui reste indicible. De sorte que le narrateur préfère fuir sa demeure plutôt qu’affronter cette réalité. La conclusion de l’expérimentation demeure donc implicite. La façon dont le phénomène est prouvé à l’issue d’un processus qui mime la démarche scientifique d’expérimentation est, bien entendu, fondamentale pour donner à l’expérience psychique du narrateur une apparence de réalité.
Ma centration sur l’objectif littéraire d’identification des caractéristiques du registre fantastique d’une part, et d’autre part, mon ignorance des difficultés des élèves en dehors du champ littéraire m’avaient, lors d’une première tentative, fait considérer comme allant de soi le fait qu’ils identifieraient en tant que telle la démarche scientifique mimée dans le récit. Or, pas un seul groupe n’a été en mesure de percevoir la moindre trace de démarche scientifique !
J’ai donc décidé, l’année suivante, de reprendre l’étude de cet extrait en commençant par une première phase destinée à mettre en évidence le recours par Maupassant au schéma de la démarche scientifique, tel qu’il est présenté au début de leur manuel de physique (Physique-Chimie 4e, Collection Incandesciences, Magnard, 2007).
Cela a rendu encore plus claire à mes yeux la spécificité (et la difficulté) de la lecture littéraire. Un groupe n’a pas pu produire d’analyse utilisant cette grille, deux ont très symboliquement mis en œuvre l’analyse à partir de la ligne 11 de l’extrait, « Ayant enfin reconquis ma raison », aucun groupe n’a remarqué que les lignes 3 à 6 contenaient des données essentielles du problème : « […] j’avais fermé ma porte à clef ; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d’eau, et je remarquai par hasard que ma carafe était pleine jusqu’au bouchon de cristal. »
Il semblerait que la compréhension littéraire des situations nécessite beaucoup d’inférences, comme s’il y avait entre auteur et lecteur un jeu où le premier masque la valeur signifiante des informations et où il appartient au second de mettre en mémoire et de reconfigurer en permanence les informations (données) pour problématiser ainsi que pour produire et (in)valider des interprétations du problème (hypothèses), au-delà du point de vue explicite exprimé par le narrateur. En somme, il semble que, dans la mise en œuvre d’une démarche analytique, la lecture littéraire demande davantage d’autonomie et s’accompagne d’un nécessaire esprit critique. On place ainsi les élèves face à une forme plus complexe de la « compétence lecture », en particulier parce que comprendre un texte littéraire « résistant » demande d’interpréter des données comme problématiques, alors que dans les disciplines scientifiques, cette phase est souvent prise en charge par l’enseignant et que, pour les élèves, le travail commence par la formulation du problème balisé par l’enseignant, qui a créé une situation scolaire d’observation. C’est sans doute cette complexité même qui est à la source de notre plaisir littéraire de lecteurs, mais nous devrions nous rappeler qu’il n’y a là rien de naturel. C’est la construction par les élèves de cette compétence complexe qui est un enjeu spécifique du cours de français en tant que cours de littérature. Et cela va très au-delà de connaissances en matière d’histoire littéraire.
Construire une culture scientifique ET une culture humaniste
J’ai été frappée de constater combien ce travail, à l’intersection des champs littéraire et scientifique, contraint à questionner les représentations des élèves, pour qui cette démarche dite « scientifique » ne peut s’appliquer hors du cours de physique ou de SVT. Elle suscite chez beaucoup de mes élèves en difficultés un respect de même nature que celui accordé à un rituel religieux. Ceci a quelques conséquences fâcheuses.
Tout d’abord, la maitrise de la démarche expérimentale parait réservée à quelques célébrants dont ils n’envisagent pas vraiment de faire partie, sa pratique se cantonne à des lieux spécifiques (l’école, quelques émissions pour intellos) et elle n’a pas sa place dans le quotidien de la majorité des mortels. C’est un feedback que je peux renvoyer à mes collègues des disciplines scientifiques, mais ce n’est pas franchement, me semble-t-il, mon propos d’enseignante de français.
Deuxième problème, qui me concerne directement, ce culte « scientiste » exclurait la littérature, un peu au même titre qu’une vieille religion païenne ancestrale, touchante aux yeux de certains, mais terriblement périmée, hors de la modernité.
Or, il me semble, d’abord, que la démarche expérimentale telle qu’elle est décrite dans le manuel de physique (observer, constater et dégager un problème ; élaborer des hypothèses ; expérimenter, étudier, observer et interpréter ; conclure) rend compte de la démarche d’écriture autant que de la lecture analytique.
De plus, l’étude littéraire permet d’enrichir la compréhension des interactions entre l’homme et son environnement. Celles-ci sont souvent envisagées à travers l’impact de l’action humaine sur l’environnement dans le cadre, en particulier, de l’éducation au développement durable, ce qui est souvent une façon de redynamiser le vieux rêve scientiste de contrôle (raisonnable) et de domination (raisonnée) de la nature. La littérature est un des moyens d’appréhender, dialectiquement, l’action de l’environnement sur l’homme, ses représentations, sa sensibilité, etc., ce qui est un des axes de lecture du Horla.
À ceux qui se demandent à quoi sert la littérature, je suis tentée de répondre : à parler de l’homme, en tant que sujet.
C’est ce que j’ai cherché à mettre en évidence dans une deuxième phase de travail, par la comparaison de la langue utilisée dans cet extrait avec la langue utilisée dans un texte trouvé sur Internet[[Sur le site de l’académie de Dijon http://sciences-physiques.ac-dijon.fr/archives/documents/college/EauxGazeuses/LesEauxGazeifiees.pdf.]].
À l’issue de ce travail, nous avons d’ailleurs, en guise de bilan, mis à distance ce que nous venions de faire et observé que nous venions de mettre en œuvre la démarche scientifique dans le cadre d’une activité de français.
pour dire le monde et pour dire l’humain
Pour analyser les textes, les élèves devaient compléter un tableau. Ont ainsi été mises en évidence des différences de trois ordres.
Tout d’abord, celui qui vit l’expérience est parfois présent, parfois absent.
Dans le texte littéraire, on observe l’utilisation de la première personne pour exprimer le point de vue d’un narrateur individualisé ; le recours à des interrogatives directes, des phrases exclamatives pour exprimer ses doutes et ses émotions, soulignées par de nombreuses interjections, l’important étant le vécu sensible du narrateur expérimentateur ; surtout, ce qui caractérise l’extrait du Horla est sa saturation en vocabulaire subjectif. L’important est dans l’expérience personnelle de l’énonciateur (le narrateur personnage), dans l’interprétation qu’il fait de sa propre expérience, dans les réponses qu’il apporte ainsi à la quête de connaissance de sa propre personnalité.
Dans le compte rendu d’une démarche scientifique à partir d’une situation problème sur les eaux gazéifiées, on observe l’utilisation de la troisième personne du singulier en tant que non-personne ou, si l’on préfère, comme moyen de n’impliquer personne dans la communication : pour qu’il y ait création de savoir, l’expérience ne doit être liée à aucun individu. Les phrases sont exclusivement déclaratives. Le vocabulaire subjectif est pour ainsi dire absent d’un texte, qui est, par contre, saturé par le vocabulaire technique.
L’utilisation du pronom « on » dans chacun des textes est révélatrice de cette différence dans le système énonciatif des deux textes. Dans le texte scientifique, toutes les phrases correspondant à la phase expérimentale proprement dite commencent par un pronom « on » utilisé dans sa valeur personnelle ; quasi synonyme d’un « nous », il contribue à donner l’impression que le déroulement et les résultats de l’expérience sont indépendants de la personne de l’expérimentateur. Dans le texte littéraire, « on » est pleinement un pronom indéfini, il désigne l’inconnu, l’innommable, le phénomène surnaturel : « On avait bu toute l’eau ! On avait bu tout le lait ! ». Il est d’ailleurs utilisé pour l’expression des résultats de l’expérience, non pour l’expérimentation. Il est un instrument efficace pour susciter le doute sur le caractère rationnel des faits constatés et de leur explication ; il est, en quelque sorte, le pendant de l’expression « ayant enfin reconquis ma raison », que des élèves avaient utilisée comme repère d’entrée dans la démarche scientifique. Surtout, il invalide les premières hypothèses rationnelles pour expliquer les faits observés : « On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? Moi, sans doute ? Ce ne pouvait être que moi ! Alors, j’étais somnambule […]. »
On note ensuite que la chronologie s’efface.
Les relevés montrent que cette dimension est très importante dans la narration littéraire. Les connecteurs temporels y sont plus nombreux mais surtout, elle utilise la palette des temps de l’indicatif pour situer les faits les uns par rapport aux autres. En effet, le narrateur ne se contente pas d’énoncer des constatations, de valider leur pertinence à la lumière de pré-acquis ; il réfléchit sur les informations, reconsidère, à la lumière de nouveaux évènements, des faits passés ; il se met lui-même en question. Lorsque l’existentiel est en jeu, la simple succession ne suffit pas à faire sens, chaque fait doit être l’occasion de relectures de ce qui l’a précédé et se solder par des conjectures et des décisions engageant l’avenir. D’ailleurs, le narrateur commence par énoncer le problème qui l’obnubile, la conclusion ouverte de l’expérience à laquelle il vient de se livrer : « Ai-je perdu la raison ? ». Puis, il reconstitue pour le lecteur l’ensemble du processus qui l’a conduit à cette question d’autant plus angoissante qu’elle est une rationalisation à laquelle il se raccroche pour fuir la conclusion logique, mais irrationnelle, de l’expérience qu’il a vécue. Il est, en quelque sorte, humainement et socialement moins risqué de se déclarer soi-même fou (preuve paradoxale de lucidité) que d’assumer à la face du monde la découverte de l’existence de phénomènes surnaturels. Pour comprendre, le lecteur doit, à partir de ce que dit le narrateur, reconstituer la chronologie de son vécu, de son expérience : « Ce qui s’est passé la nuit dernière est tellement étrange que ma tête s’égare quand j’y songe. » (l. 1). On comprend mieux, dès lors, la difficulté des élèves à identifier, derrière le texte de Maupassant, une démarche scientifique.
La narration d’expérience relevant de la physique, à l’inverse, se présente comme une généralisation et utilise de façon dominante le présent de vérité générale nécessaire à son statut de production de connaissance : ce n’est ni le présent correspondant à l’actualité de l’expérimentation en train de se vivre, ni le présent de l’actualité de la rédaction du compte rendu ; ce qui est énoncé est toujours vrai.
La conjonction « quand » figure dans les deux textes ; elle n’y prend pas le même sens : dans Le Horla, texte où le narrateur est malmené dans un maelström où chaque tranche de vie a l’épaisseur de la survie et où il ne trouve aucune certitude à laquelle se raccrocher, « quand » peut être synonyme de « au moment où » ; dans la narration d’expérience sur les eaux gazeuses, où seule compte la connaissance posée pour l’éternité, elle ne peut signifier que « chaque fois que ». Ces différences d’emploi de mots usuels mériteraient qu’on s’y arrête plus souvent et le professeur de français ne peut le faire seul. Le professeur de physique non plus. Il faut, aux élèves et aux enseignants eux-mêmes, des temps de confrontation des discours et de questionnement sur la langue de ces discours.
En l’absence de connecteurs temporels, l’organisation du compte rendu scientifique est régie par la nécessité de mettre en évidence le niveau hiérarchique des informations par le recours aux titrages, aux tabulations, aux puces, à la variation des polices de caractère. La mise à distance qui envisage une simple succession mécanique d’actions se traduit dans la déstructuration du texte en un tableau. Ce mouvement est souligné (visuellement, musicalement) par la reprise du pronom « on » à l’initiale du texte de chacune des cellules du tableau. Comment les élèves peuvent-ils maitriser cet aspect de la rédaction comme déconstruction et recomposition, si nécessaire à la maitrise de la démonstration, s’il ne fait pas, en tant que tel, l’objet d’un apprentissage ? Le professeur de français est-il compétent, seul, pour le prendre en charge ?
Il me semble que, pour être en mesure de faciliter les apprentissages des élèves les plus en difficulté, les enseignants des disciplines non linguistiques gagneraient, eux aussi, à dénaturaliser leurs usages de la langue, c’est-à-dire à considérer qu’il s’agit de formes qui font sens et dont il leur faut construire la maitrise. Cela nécessite une conscience linguistique, une conscience de la forme du discours scientifique comme usage très particulier de la langue, d’abord pour en organiser l’apprentissage par les élèves, ensuite pour ne pas percevoir les erreurs liées à ces difficultés comme des fautes, pire, des aberrations.
Reste à tirer des conclusions.
Le texte scientifique, bien sur, apporte, à l’issue d’une expérimentation qui ressemble plutôt à une démonstration, une réponse au questionnement initial, réponse en termes de savoir. Cela ne l’empêche pas de rebondir sur un nouveau questionnement et de nouvelles expériences (non pris en compte dans le texte soumis aux élèves) destinées à mettre au jour le gaz responsable des bulles.
Maupassant, au contraire, laisse au lecteur le soin de mettre des mots sur la « réalité » que repousse le narrateur, il laisse dans l’implicite la seule interprétation logique des résultats obtenus aux expériences menées : « On avait bu toute l’eau ! On avait bu tout le lait ! Ah ! Mon Dieu !… ». La conclusion logique, mais irrationnelle, se perd dans le marais des points de suspension, le narrateur qui doute de son état mental préfère, quant à lui, prendre le large.
Outre le retour vers les ressorts d’une écriture fantastique (l’apparence de la scientificité contribuant à la crédibilité du surnaturel), le bilan de cette étude orientait les élèves vers une interrogation sur le sens de l’écriture scientifique et littéraire que l’on pourrait résumer par un slogan : écrire pour connaitre (produire, enregistrer, partager des connaissances) ou écrire pour se connaitre (explorer les profondeurs, éprouver les fragilités de l’être humain). Façon pour moi d’amorcer une réponse à la sempiternelle question : « À quoi sert la littérature ? ».
Le détour par des textes et des formes de pensée qui me sont inhabituels a été riche aussi bien pour moi-même que pour les élèves. Il m’a d’ailleurs permis de désamorcer des tensions avec une partie de la classe. Ce temps a été fort, parce que je ne m’en suis pas tenue à un rapprochement de la langue des textes, terrain où l’on veut bien attendre le professeur de français, et que je me suis interrogée, avec les élèves, sur le fond, c’est-à-dire sur la démarche scientifique et sur les ressorts et les enjeux de l’écriture littéraire. Il me semble qu’il y a des bases pour un travail collaboratif de nos disciplines.