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Nouveaux programmes du primaire : retour sur un gâchis

Cahiers pédagogiques  : Quels sont, d’après vous, les aspects les plus critiquables de ces nouveaux programmes ?
Philippe Joutard : D’abord et avant tout d’être infaisables ; les horaires ont diminué et les contenus se sont alourdis, dans pratiquement tous les domaines. Ajoutons que la réduction à quatre jours de travail par semaine et non quatre jours et demi, avec un rythme de travail épuisant pour de jeunes enfants, va aggraver la situation partout où cette solution sera adoptée. Le risque d’augmentation de l’échec scolaire est donc réel ainsi que le creusement des inégalités.
La précipitation avec laquelle est mise en place cette réforme, sans mise en cohérence véritable avec le socle commun, sans document d’accompagnement, est aussi préoccupante. Un seul exemple mais central : le soutien scolaire et l’aide aux élèves en difficultés, justification de la diminution d’horaires. Qu’appelle- t-on élèves en difficultés ? Peut-on traiter de la même façon avec les mêmes méthodes, celui qui a de simples problèmes temporaires de compréhension et celui qui est en train de perdre pied et d’amorcer un processus de décrochage scolaire ? Comment articuler ce temps du soutien et celui de l’accompagnement éducatif ? Où est la réflexion préalable ? Les stages de formation sur le sujet ? Le désarroi sur ce point est profond et l’incertitude est grande.

C. P.  : Que répondre à deux arguments, repris par le ministre en réponse aux critiques : « revenir aux fondamentaux », « des programmes faciles à comprendre pour les parents » ?
Ph. J. : Je me permets de conseiller la lecture des programmes de 2002 et en particulier de la préface de l’édition 2003-2004. Il est clairement dit que la priorité des priorités est l’apprentissage de la langue française. N’est-ce pas le fondamental par excellence ? Mais je pense que les programmes de 2008 ont confondu les buts et les moyens. Les objectifs, c’est être capable de s’exprimer oralement, de lire et de comprendre différents types de textes, de savoir rédiger ; orthographe, grammaire et vocabulaire sont au service de ces objectifs et non le contraire. Savoir le fonctionnement d’une règle de trois, c’est bien, mais si l’on ne sait pas comment l’utiliser pour résoudre un problème, à quoi cela sert-il ?
Comment expliquer le succès de vente des différentes éditions des programmes, s’ils étaient incompréhensibles ? Personne ne s’est plaint jusqu’à présent de l’obscurité des programmes antérieurs.

C. P.  : Les modifications opérées vous paraissent-elles malgré tout constituer une avancée, même timide ? Le ministre qui vous a reçu spécialement vous a-t-il semblé réceptif à votre argumentation ?
Ph. J. : Dans une certaine mesure, oui. Le ministre a particulièrement été sensible à la notion de transversalité, autrement dit apprendre la langue française, non seulement en « français », mais à travers chacun des domaines scolaires : c’était l’un des fondements des programmes de 2002, et cela avait disparu dans la première version. On peut aussi se réjouir de voir la maternelle retrouver sa vocation : la grande section n’est plus un CP1. En revanche, le ministre n’a pas suffisamment allégé l’ensemble des programmes qui restent très lourds, je me répète volontairement, par exemple l’histoire avec la guerre de Cent ans, plus encore l’instruction civique avec des notions aussi abstraites que « les moyens d’acquisition de la nationalité », (programme de troisième du collège) ou « le sens de la construction politique européenne ». Ce n’est pas le plus grave. Car il est très probable que, débordés par l’ampleur des connaissances à faire acquérir en grammaire et en mathématiques, les maîtres allégeront d’eux-mêmes ces programmes. Je redoute surtout l’accumulation des notions mathématiques enseignées de façon trop précoce. Le résultat risque d’être l’inverse du but que l’on se propose. Loin de faciliter l’acquisition d’une culture mathématique, ce défaut risque de dégoûter des élèves de cette discipline dont je ne nie pas l’importance. La sélection par les seules mathématiques à la fin de la 2de pourrait intervenir si l’on y prend garde dès l’école primaire !

C. P.  : En fait, à quels défis devraient répondre les nouveaux programmes, du primaire mais aussi du secondaire aujourd’hui ?
Ph. J. : Préparer à la complexité du monde contemporain et donner aux élèves la capacité d’adaptation, développer leur initiative et leur autonomie, tout ce qui constitue en particulier le septième pilier du socle commun. D’où l’intérêt de la transversalité, d’un domaine fédérateur comme l’histoire des arts et des espaces de liberté que sont les itinéraires de découverte en collège et les travaux personnels encadrés en lycée. Les comparaisons internationales montrent bien que le manque de confiance en soi est la principale faiblesse des élèves français. Le ministre a d’ailleurs fait à propos du lycée des déclarations qui vont dans ce sens et que l’on ne peut qu’approuver. Curieusement, cette autonomie et cette initiative prônées pour les lycéens sont en contradiction radicale avec l’orientation des programmes du primaire, comme si l’on pouvait être créatif et imaginatif après avoir reçu une première formation fondée sur la passivité et la seule répétition.

C. P.  : Mais finalement que peut un programme ? Ne croit-on pas trop en France à la magie des programmes ? Quel lien entre programmes, socle commun et mise en œuvre pratique ?
Ph. J. : L’objection est parfaitement justifiée. Et elle vaut pareillement pour le socle commun. La question de la réception réelle d’un programme et de sa mise en application n’a jamais été véritablement abordée. Au moment de la présentation des programmes de 2002, il avait été demandé devant le CSE une évaluation régulière ; mais rien n’a été fait. Avant toute modification de programme, il aurait été nécessaire de faire une évaluation de ce qui marche et ne marche pas, et d’en comprendre les raisons. Certains rapports de l’Inspection générale ont déjà tenté une telle évaluation. Mais qui les lit ? Qui en tire les conséquences ? Plus largement, une étude systématique des inspections de terrain des IEN apporterait aussi une réponse.
Faut-il pour autant abandonner la référence à la notion de programme ? Je ne le crois pas. Ce serait renoncer à la notion même d’Éducation nationale.
Vous ouvrez là un vaste chantier qui à lui seul mériterait une réflexion de longue durée. Pourquoi les Cahiers pédagogiques ne s’en saisiraient-ils pas ?

Philippe Joutard, Ancien Recteur, président de la commission des experts pour les programmes 2002 de l’école primaire.