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Mener l’enquête, au quotidien, dans des textes résistants

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Cet article vient en appui et complète la série Lecture détective en 6e, aider les élèves à interpréter des textes résistants . Six films ont été tournés dans une classe d’un collège RAR, dont les élèves ont très majoritairement des difficultés importantes pour lire les textes. Ces séquences vidéos permettent d’analyser les points clés du dispositif d’apprentissage : les consignes, les indices, les erreurs, les hypothèses, l’interprétation des indices, le lexique.

Programmation 2014-2015

Programmation 2014-2015

Regarder les séquences vidéos


Désarmés face aux difficultés de compréhension et d’interprétation des élèves quand ils lisent des textes, les enseignants de lettres se demandent souvent comment aborder l’apprentissage de la compréhension en lecture. Le traditionnel « questionnaire de lecture » s’avère, en effet, souvent inefficace, voire désespérant, car il ne permet ni à l’élève d’éprouver sa compétence à comprendre un texte et d’expliquer les stratégies qu’il met en œuvre, ni à l’enseignant de suivre le cheminement de l’élève. Par conséquent il empêche l’enseignant d’aider l’élève à apprendre à construire sa compréhension et met l’élève en situation d’échec sans espoir de pouvoir y remédier.

Il est intéressant d’explorer d’autres scénarios pédagogiques pour dépasser cette double frustration – celle de l’élève et celle de l’enseignant – et, ainsi, se mettre à construire des activités qui amènent à se poser au préalable certaines questions qui guideront ensuite la construction de dispositifs pédagogiques peut-être plus féconds pour travailler la compétence lecture[[Socle commun de connaissances et de compétences, compétence 1 : maitrise de la langue, qui évalue en particulier « Manifester sa compréhension de textes variés » et « Dégager l’essentiel d’un texte lu ».]] : quelle stratégie l’élève met-il en œuvre quand il lit un texte ? Comment l’élève s’y prend-il pour « [suppléer] aux « blancs du texte » et [aller] au-delà de ce que celui-ci dit explicitement »[[Sylvie Cèbe, Roland Goigoux, Lector & Lectrix, apprendre à comprendre les textes narratifs, Retz, 2009. Les auteurs font référence explicitement à un extrait du livre d’Umberto Eco, Lector in fabula, 1979.]] ? Comment expliquer les erreurs d’interprétation, les contresens ? Quels textes donner à lire pour exercer les élèves à mieux comprendre ?

Dans l’expérience menée dans un atelier de lecture hebdomadaire, le dispositif pédagogique consiste à présenter aux élèves des textes résistants, littéraires, et à imaginer des situations problèmes que la lecture permettra de résoudre : des textes de Jules Renard, tirés d’Histoires Naturelles, sont présentés sous forme d’énigmes[[Les séances, proposées dans la banque de séquences didactiques : Lecture détective en 6e, aider les élèves à interpréter des textes résistants, sont construites autour du texte Le Cygne, mais d’autres textes, qui ont aussi fait l’objet d’authentiques travaux de classe, sont aussi évoqués dans les compléments : voir De la séance à la séquence.]], comme une enquête au cœur des textes. Le texte, Le Cygne, par exemple, est présenté sous la forme d’une énigme à résoudre : « Qui est « il » ? ». On a pris soin de « caviarder » le texte de Jules Renard en éliminant les mots qui donnent la réponse immédiate à l’énigme : on a enlevé le titre Le Cygne et les occurrences de ce mot dans le texte.

La classe de 6e dans laquelle ce dispositif a été expérimenté est une classe d’un collège RAR, dont les élèves ont très majoritairement des difficultés importantes pour lire les textes, c’est-à-dire les interpréter sans contresens et en saisir les enjeux. La maitrise de la langue et l’accès au sens sont une bataille quotidienne que ces jeunes adolescents peuvent se plaire à mener, pourvu que les textes qu’on leur propose soient suffisamment complexes et exigeants pour que l’expérience interprétative devienne une aventure à leurs yeux. Les activités proposées à ces élèves, pour développer la compétence et pour la faire travailler, cherchent à mettre en évidence les difficultés de ces élèves, par le biais de leurs erreurs, pour rebondir avec les élèves sur ce qui pose problème : il s’agit de mettre en lumière avec les élèves les procédures erronées qu’ils utilisent, et de les aider à s’en défaire en leur proposant des démarches adaptées qu’ils s’approprieront dans le temps, à force de s’exercer sur des textes variés et résistants.

La classe de 6e était répartie en deux groupes, chaque groupe bénéficiant d’une séance d’atelier de deux heures chacun[[Se reporter aux documents Un dispositif d’atelier de lecture et deux scénarios pédagogiques, dans banque de séquences didactiques : Lecture détective en 6e, aider les élèves à interpréter des textes résistants, qui détaillent la démarche et les consignes données aux élèves.]]. La lecture interprétative du même texte, Le Cygne, de Jules Renard, a occupé ces deux séances. Dans le premier groupe, les élèves ont travaillé dans le cadre d’une démarche inductive pour interpréter le texte : recherche d’indices et interprétation de ces indices pour confirmer ou infirmer des hypothèses de lecture. Au deuxième groupe, une démarche déductive a été proposée : après avoir présenté leurs propres hypothèses de lecture, les élèves ont connaissance des conclusions du premier groupe et ont en charge de chercher les indices du texte, et de les expliciter, qui permettent de prouver ces conclusions.

Ces deux démarches sont conçues comme complémentaires : elles permettent de varier les approches pour construire et entrainer la compétence de lecture « lire pour comprendre et interpréter ». Tout au long de l’année, il s’agit d’inventer des activités qui permettent aux élèves de construire une démarche de recherche qu’ils soient capables, au fil de l’année, de rendre explicite. C’est en entrainant aussi bien les élèves à l’induction qu’à la déduction qu’ils pourront progresser dans leur pratique de la lecture.

Des temps différents sont ménagés pendant l’atelier : temps individuels, temps en binômes d’élèves favorisant l’échange entre pairs, et temps d’échanges collectifs, sorte de bilans d’étape dans le travail de recherche. Ces différentes temporalités, encadrées par des consignes précises, sont importantes, car elles permettent aux élèves de se confronter de manière multiple au texte, et donc d’y revenir de manière précise.

Le questionnement des élèves, à travers les échanges entre l’enseignant et les élèves (échange individuel, avec un binôme, ou avec le groupe classe), doit mettre en évidence ce qui fait obstacle pour eux à la compréhension pour permettre à l’enseignant d’y faire face en tentant de décoder cette « boite noire » qu’il n’est pas toujours facile de prendre en compte.

Ce type d’atelier présente le grand avantage de mettre les élèves en situation de « main à la pâte » : on essaye, on se trompe, on essaye à nouveau, on cherche avec son binôme, on se met à réfléchir sur ce qui fait obstacle, sur ce qui a amené à l’erreur. C’est un biais qui permet à l’enseignant de travailler au plus près de l’élève puisque son rôle est d’amener chaque binôme à expliciter sa démarche, et du coup, à le guider, par le raisonnement, vers d’autres stratégies, efficientes. L’élève est amené à mieux cerner ce qui fait obstacle à sa compréhension : représentation mentale erronée du texte[[Voir sur ce point, les propositions de Sylvie Cèbe, Roland Goigoux, Lector & Lectrix, apprendre à comprendre les textes narratifs, Retz, 2009 : on perçoit mieux ce qui amène les élèves à « s’emballer » dans une interprétation, défiant toute logique, se rendent-ils compte à postériori, parce qu’ils se sont laissé emporter par leur représentation mentale du texte, pure projection subjective, plaquée ensuite sur le texte supposé compris.]], sélection arbitraire de passages du texte, constructions grammaticales, lexique. On peut dès lors construire avec lui une démarche d’autoévaluation et lui donner des objectifs d’apprentissage plus précis.

Le plaisir du texte, parce que le texte abordé a été lu avec un projet de lecture motivé par une recherche sous forme d’enquête, reste intact ; l’enthousiasme reste longtemps perceptible : « Madame, c’est quand qu’on refait des énigmes ? Parce que ça aide à comprendre… » me lancent régulièrement les élèves !

Gaëlle Brodhag
Professeure de lettres au collège Arthur Rimbaud (Amiens)