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Livre du mois du n° 588 – Les compétences de vie en classe

Michel Develay, De Boeck Supérieur, 2023

Quoi, la classe devrait s’occuper de la « vie » (après tout, il y a une « vie scolaire » pour ça !) au lieu de se centrer sur les savoirs et leur transmission ? Encore un ouvrage qui privilégie l’éducation sur l’instruction, qui est la mission essentielle de l’école ?

Bien loin de ces clichés, le livre de Michel Develay, selon les mots de Jean-Marie de Ketele dans sa préface, « ne cherche pas le compliqué, mais nous dévoile la clarté du complexe ». Difficile d’accuser l’éminent didacticien des sciences qu’est l’auteur de négliger les savoirs. Mais justement, ces fameuses compétences de vie, ou life skills, ne sont en rien en opposition avec une véritable transmission (appropriation, plutôt) des savoirs, elles s’incarnent dans des disciplines scolaires mais aussi dans la transversalité. Concernant celle-ci, l’auteur distingue la rencontre pluridisciplinaire, l’interaction interdisciplinaire et le dépassement transdisciplinaire ontologique.

Sans lien avec ces compétences de vie, les savoirs scolaires perdent de leur sens, et Michel Develay note que si l’élève ne maitrise pas les compétences et connaissances disciplinaires, c’est peut-être qu’il n’a pas de prise sur ces compétences qu’on dénomme aussi parfois compétences du XXIe siècle. Malgré des progrès récents, l’école française souffre encore beaucoup d’un manque de travail de fond sur ces compétences, telles que l’esprit critique, la capacité à coopérer, à faire preuve d’empathie ou à développer sa créativité.

Ce livre, si bien structuré et stimulant de bout en bout, nous propose à la fois une réflexion sur ces questions et des outils pratiques (notamment un remarquable exemple de règlement intérieur d’un collège REP). On y souligne l’importance d’accompagner le développement de ces compétences par de la réflexivité (laquelle passe par la métacognition sous ses diverses formes). Cette réflexivité est indispensable pour que ce qui est appris dans un certain contexte puisse puisse être transféré à d’autres situations et ainsi soit consolidé sur le long terme.

Les neuf chapitres s’efforcent de faire un tour de la question, avec constamment le souci d’exemples d’activités, souvent des situations-problèmes, dans diverses matières, mais aussi dans des moments comme l’heure de vie de classe. Le champ sémantique des compétences de vie est exploré, avec des références internationales. On aboutit à la définition de la compétence comme un savoir agir réfléchi. Simple, mais parlant ! Au chapitre 5, on trouvera d’utiles outils « permettant aux élèves d’apprécier ou coapprécier avec leurs enseignants les compétences de vie qu’ils maitrisent ». On se demande au chapitre 6 comment former les enseignants aux compétences de vie, dans une perspective de « développement professionnel ». Le chapitre 8 donne un aperçu de travail possible au niveau de l’établissement : en procédant par étapes, en répertoriant les pédagogies facilitatrices.

Le dernier chapitre revient sur quelques questions vives en insistant sur la tension entre la nécessité de l’individuation et l’importance de la dimension collective. Et à cet égard, l’auteur prône plutôt finalement d’utiliser l’expression CVC : compétences de vie et de citoyenneté.

On sait que les Cahiers pédagogiques soutiennent une approche par compétences bien comprise. Et justement, ce livre qui met en interaction savoirs et ce qui est appelé aussi – de façon discutable – savoir-être, nous aide dans cette « bonne compréhension ».

Jean-Michel Zakhartchouk

Questions à Michel Develay

Qu’est-ce qui vous a amené, vous qui étiez plutôt au départ un didacticien des sciences, à vous intéresser aux « compétences de vie » ?

La didactique des sciences s’intéresse aux questions de transmission et d’appropriation de savoirs dans les disciplines scientifiques. Le regard didactique articule ainsi une réflexion épistémologique à une réflexion de psychologie cognitive et à une réflexion sociologique. Le didacticien découvre l’intérêt à regarder hors de sa discipline ce qui peut en faciliter l’apprentissage.

Les compétences de vie répondent à ce questionnement en se centrant sur les compétences relationnelles, cognitives et socioémotionnelles intervenant lors des apprentissages scolaires. La rencontre entre didactique et compétences de vie s’est ainsi trouvé fondée fonctionnellement pour moi.

Sur quoi s’appuient les nombreux exemples que vous donnez ?

Les exemples décrits dans l’ouvrage sont issus de deux contextes d’expérimentation et d’observation à l’occasion, d’une part, de missions en Tunisie et au Maroc sous l’égide de l’Unicef et, d’autre part, dans le cadre d’une communauté d’apprentissage coordonnée par la Mission laïque française. Deux personnes m’ont grandement facilité la tâche : Stéphanie Ermini et Julie Higounet.

Vous évoquez ici ou là la question des « valeurs ». Ne peut-on entendre les compétences de vie de manière bien différente, selon les pays, les cultures ou les régimes politiques ? Quel sens peut avoir l’esprit critique dans une théocratie ou une dictature ?

Cette question est fondamentale en effet, car elle permet de dissocier les compétences de vie qui constituent des structures mentales cognitives, socioémotionnelles et relationnelles, et les contextes à l’occasion desquels elles s’actualisent. Je pense qu’il n’y a pas plusieurs esprits critiques, qui dépendraient des régimes en permettant ou non l’expression, mais une seule compétence nommée ainsi, qui peut s’exercer dans des contextes diversifiés. La compétence de vie « esprit critique » peut ainsi être définie comme la capacité à ne pas accepter les allant de soi, les discuter et proposer une autre manière de voir et d’agir. Pour y parvenir, il est possible de donner volontiers son opinion, de l’argumenter, de pouvoir la reconsidérer, d’accepter une opinion contraire à la sienne et même de la défendre – autant de registres de plus en plus élaborés de la compétence de vie esprit critique. Ceci étant, cette compétence de vie « esprit critique » s’exercera ou ne s’exercera pas en fonction du contexte plus ou moins contraint politiquement, métaphysiquement, plus ou moins démocratique.

Dans les questions vives évoquées à la fin, n’y aurait-il pas à ajouter le débat plus général sur les compétences, l’accusation qui est faite à celles-ci de renforcer l’adaptation des individus à une société « néolibérale », la critique « de gauche » rejoignant parfois celle « de droite » pour qui les compétences équivalent à un renoncement aux savoirs et à la culture.

Je vous rejoins totalement quant à l’intérêt qu’il y a à penser l’école en termes de compétences et pas uniquement de savoirs, et ce, pour deux raisons. Première raison : une compétence, que je définis comme un savoir-agir réfléchi, est de l’ordre de l’action (savoir-agir) et d’une pensée réfléchie, c’est-à-dire d’une action sur laquelle la pensée est revenue). Deuxième raison : une compétence implique au cœur de l’action des savoirs et des compétences de vie.

Peut-on espérer, selon vous, une prise en compte plus grande de ces compétences de vie dans notre système éducatif, au-delà des intentions ?

Les compétences de vie sont à même d’aider les élèves à se rendre attentifs à leurs stratégies pour apprendre, à leurs rapports relationnels et à leurs émotions. De plus, elles peuvent être mises en relation avec des stratégies d’orientation. Tels ces élèves de terminale qui ont cherché individuellement à accorder leurs compétences de vie, révélées en cours de philosophie, avec les filières post bacs auxquelles ils se destinaient.

Pourquoi le système scolaire français ne se soucierait pas d’en valoriser l’importance à tous les étages ? Il lui suffirait de penser l’école autour de deux objets, les compétences disciplinaires et les compétences de vie, et de leur corolaire : une pédagogie attentive à valoriser l’investigation, la structuration, la réflexivité et le transfert. Il faudrait accepter dans le même temps de penser la formation, l’accompagnement, les aides didactiques et pédagogiques, les évaluations : une réforme à dimension curriculaire pour refonder et pas seulement rénover l’école.

« Oser, c’est perdre pied momentanément. Ne pas oser, c’est se perdre soi-même », écrit Kierkegaard.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

 


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