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Lire pour apprendre en sciences

Document 1

Les biologistes utilisent parfois, pour décrire des phénomènes, le concept de période critique. Ce terme peut avoir plusieurs acceptions. L’une d’entre elles serait : un phénomène ne peut se produire que si les conditions nécessaires sont réunies à temps car après ce serait trop tard. Y aurait-il une période critique pour l’appropriation et l’intériorisation d’une attitude scientifique[[Certains parleraient d’esprit scientifique (Bachelard G. (1938). La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Paris : Vrin. Dans les ouvrages pédagogiques, on trouve volontiers « attitude scientifique ». Y a-t-il un simple changement de mot ou un glissement sémantique significatif ? Dans « attitude scientifique », on retrouve l’attitude : « un état mental de préparation à l’action organisé à travers l’expérience, exerçant une influence directive et dynamique sur le comportement » (Allport G. (1935). « Attitudes » dans A Handbook of Social Psychology (pp. 798-844). Worchester, MA: Clark University Press).]] par les élèves ? L’enseignant qui a l’opportunité de travailler, tour à tour, avec des élèves de l’école primaire, du collège et du lycée, constate une appétence pour les sciences, une facilité pour le maitre à les enrôler dans une démarche scientifique qui en général ne vont pas crescendo. À partir de là, on pourrait se dire, faisons faire des sciences aux jeunes élèves, non pas tant pour leur transmettre des savoirs et des savoir-faire mais aussi et surtout pour participer à leur éducation… scientifique tant qu’il en est encore temps, tant que cela reste possible ou du moins plus facile. Certes, mais travailler la démarche scientifique pour travailler l’attitude scientifique, cela ne risque-t-il pas de demander de chercher à expliquer des phénomènes, ce qui est peut-être plus abstrait et plus complexe que de décrire et de classer qui sont des activités assez récurrentes avec de jeunes élèves ?

Nous pensons que c’est justement la quête d’explication et sa complexité qui sont susceptibles d’enrôler les élèves pour des acquisitions que nous considérons comme fondamentales. En concevant des séances suscitant leur curiosité, on donne aux élèves l’envie d’utiliser des acquis scolaires pour affronter de nouveaux apprentissages et en surmonter la difficulté. Utiliser des acquis scolaires, c’est les renforcer, les consolider. Par ailleurs, renforcer et consolider les acquis scolaires, c’est, en particulier en cycle 2, travailler sur la lecture : travailler sur la représentation que se font les élèves de l’activité consistant à lire. Or, lire, écrire ce n’est pas seulement coder et décoder, c’est aussi développer un certain nombre d’attitudes par rapport aux activités proposées qui s’appliquent à la discipline français comme aux autres disciplines. Ces attitudes sont implicitement attendues par l’enseignant mais ne sont pourtant pas automatiques chez les élèves. Elles demandent donc un travail conscient de l’élève, et, de la part de l’enseignant, des prises de position, une mise à plat de la « règle du jeu scolaire », une attention systématique à la présence d’une attitude réflexive de l’élève sur les mécanismes d’apprentissage.

La séquence qui est relatée ici cherche à engager les élèves dans la construction de représentations, d’une part de ce que c’est que faire des sciences et d’autre part de ce que c’est que lire. Dans les deux cas, il s’agit d’une posture d’ouverture et de curiosité critique face au monde et face à ce qui est écrit à son propos. Elle a été proposée à des élèves de CP dans la seconde partie de l’année scolaire.
Nous procèderons ensuite à une analyse des enjeux de cette séquence et des éléments qui feront que les élèves ne se focaliseront pas sur les tâches à effectuer aux dépens de l’identification des activités intellectuelles sollicitées.

Description de la séance

Les élèves ne connaissent pas le thème de la séance.

1. Ils reçoivent ces deux textes. Lecture individuelle, puis l’enseignant lit à voix haute.

Texte 1 : Que fait Théo après son réveil ?
Théo se lève. Il va dans la salle de bains. Il se lave et se brosse les dents. Il prend son petit-déjeuner. Il prend son cartable et va à l’école.
Texte 2 : Que fait Théa après son réveil ?
Théa se lève. Elle va dans la salle de bains. Elle se lave. Elle prend son petit-déjeuner. Elle retourne dans la salle de bains et se brosse les dents. Elle prend son cartable et va à l’école.

Question : quelles sont les différences entre ces deux histoires ? (dialogue collectif)

2. Puis, chaque élève met son prénom dans l’une des cases de cette grande affiche :

Je pense qu’il faut faire comme Théo Je pense qu’il faut faire comme Théa On peut faire comme Théo ou comme Théa, cela n’a pas d’importance

3. Ensuite, les élèves reçoivent le document 1, ils le décrivent et l’interprètent (ces élèves avaient appris à interpréter les différentes nuances de blanc et de noir sur une radiographie lors d’une séquence sur les articulations). Puis ils reçoivent le document 2 et sous l’impulsion de l’enseignant le mettent en perspective avec le document 1.

Document 1

Document 1

Document 2

Document 2

Enfin ils reçoivent simultanément les documents 3 et 4.

Document 3

Document 3

Document 4

Document 4

Les élèves comparent les documents 1 / 2 et 3 / 4.
Une fois que le trou dans la partie supérieure de la dent (documents 3 et 4) a été repéré par les élèves. Le professeur le nomme : c’est une carie.

4. L’enseignant demande aux élèves comment se produisent les caries.
Il recueille et note les réponses des élèves sur une affiche.

Puis les élèves reçoivent le texte 3 :

Texte 3
Les caries ne se font pas toutes seules. Ce sont des microbes qui font les trous. Heureusement, les dents sont solides. Les microbes arrivent à faire des trous dans les dents quand ils sont très nombreux et quand ils restent longtemps sur les dents.

L’enseignant demande aux élèves d’analyser leurs réponses sur le mécanisme d’apparition des caries (réponses qui sont sur l’affiche réalisée précédemment).

5. Les élèves reçoivent un à un les quatre documents suivants :

Document 5
Document 6

Document 6

Document 7

Document 7

Document 8

Document 8

Lecture individuelle de chaque document, puis lecture à haute voix par l’enseignant.
Consigne : Quand faut-il se brosser les dents, avant ou après le petit-déjeuner ?

6. L’enseignant indique que c’est maintenant le moment pour ceux qui le souhaitent de changer leur prénom de case sur la grande affiche présentée à la phase 2.

Analyse des enjeux et de la mise en œuvre de cette séquence

Globalement, il s’agit de faire travailler les élèves sur l’argumentation en sciences et par delà sur l’attitude scientifique. En fait, ici les élèves sont enrôlés dans au moins deux types d’argumentation en sciences :
– la mise en perspective des « hypothèses » des élèves sur comment se produisent les caries avec le texte 4, sollicite un travail d’argumentation pour valider ou invalider une explication d’un phénomène, explication reposant sur la causalité du monde physique ;
– le travail sur la validité du moment du brossage des dents le matin – avant ou après le petit déjeuner – demande d’argumenter le bienfondé d’un comportement ce qui convoque la causalité intentionnelle.

Il nous parait fondamental, non seulement de ne pas laisser les élèves démunis pour résoudre ce problème scientifique, mais encore de leur faire prendre conscience que pour résoudre un problème scientifique on ne peut pas s’appuyer que sur ses opinions ou sur ses connaissances. Dans les deux cas, les arguments que les élèves vont déployer sont à puiser dans des documents qui leur sont soumis. Ces documents ne sont pas lus pour eux-mêmes, mais il y a une intention de lecture imposée par le scénario pédagogique, il s’agit d’une « lecture instrumentalisée »[[À propos de la lecture « instrumentalisée », du statut, du rôle et des finalités pédagogiques d’un document, voir : Avel P. (2009). Développer l’attitude scientifique. Statut, rôle et finalités pédagogiques des documents pour développer des compétences de lecteur scientifique. Argos, 45, CRDP de l’Académie de Créteil, pp. 43-49.]] L’enseignant est ici le garant, non pas tellement des savoirs qu’il transmet, mais de la qualité (du respect des exigences) du travail de lecture des documents et de l’activité d’argumentation.

Si l’on regarde plus en détail, il y a divers moments où les élèves peuvent être sollicités pour traiter des informations.
Par exemple, à propos du texte 3, on peut les amener à s’interroger sur l’emploi du mot « arrivent » dans la phrase : « Les microbes arrivent à faire des trous dans les dents ».
Pour cela, on pourrait leur poser la question suivante : La personne qui a écrit le texte 3 dit : « les microbes arrivent à faire des trous ». Il aurait pu dire : « les microbes font des trous ». Ou encore : « les microbes arrivent et font des trous ». Qu’est ce que cela change de choisir une façon de dire plutôt qu’une autre ?

Cela les oblige à travailler la polysémie du verbe arriver et à ne pas se contenter de prélever des informations locales dans le texte, mais à procéder à des inférences internes3[[À propos des inférences en lecture, voir Giasson J. (2005), La lecture de la théorie à la pratique. Paris-Bruxelles : De Bœck, et Fayol, M. & coll. (2000). Maîtriser la lecture. ONL, Paris : Editions Odile Jacob, CNDP.]] (mettre en relation « les microbes arrivent à faire des trous » avec « heureusement les dents sont solides »).
De même, on pourrait leur demander pourquoi il y a marqué dans le document 5 : « Les microbes sont ici représentés par des petits points. Dans la réalité, on ne pourrait pas les dessiner ». Cela permet de mettre en scène la différence entre le réel et sa représentation. De plus, cela va de pair avec une interrogation sur la signification du mot microbe.
Toujours dans la relation entre le texte et l’iconographie, on posera la question : Voit-on les « petits morceaux d’aliments » dans le document 6 ? Pour répondre à cette question, l’élève focalisera son attention sur ce document et plus précisément sur l’image. Par expérience, il répondra directement oui. Il serait intéressant de lui faire prendre conscience que c’est une hypothèse de lecture de document et que celle-ci n’a de sens que si elle se réfère à une mise en perspective du document 6 et du document 5.
Pour finir, nous porterons notre attention sur l’activité intellectuelle attendue des élèves quant à la fin de la 5e étape, quand l’enseignant demande : « Quand faut-il se brosser les dents, avant ou après le petit déjeuner ? »
Certes, le document 8 montre l’efficacité du brossage des dents (élimination des microbes et des morceaux d’aliments. En revanche, cela ne suffit pas pour déterminer le moment opportun du brossage. Pour cela, il faut y ajouter que :
– prendre son petit déjeuner après le brossage nous ramène au document 6 (quelques microbes et quelques morceaux d’aliments sur les dents) ;
– une situation comme celle du document 6 conduit à celle évoquée par le document 7 (présence d’une grande quantité de microbes sur les dents) ;
– une grande quantité de microbes sur les dents peut générer des caries comme l’explique le texte 3.
Le travail de l’enseignant est ici essentiel puisqu’il lui faudra exiger et donc étayer une argumentation circonstanciée des réponses des élèves au problème posé. Les élèves doivent comprendre qu’il est nécessaire de structurer un raisonnement complet associant divers éléments provenant des différentes étapes de la séquence. C’est au maitre de faciliter cette compréhension et d’accompagner cette structuration.

À propos de « l’habillage » de cette séquence. Il fait appel à un scénario convoquant deux enfants, deux personnages, Théo et Théa. Les élèves de la classe doivent se positionner vis-à-vis du comportement de ces deux enfants. Au début de la séquence, l’enseignant interroge les élèves pour savoir les raisons pour lesquelles ils inscrivent leur prénom dans telle ou telle case de la grande affiche. En fait, soit l’élève peut verbaliser une argumentation, soit il a simplement compris la consigne (si ce n’est pas le cas, l’enseignant la retravaille avec l’élève) et quand il écrit son prénom dans une case, ce n’est pas parce qu’il faut écrire son prénom dans une case, mais parce qu’il a choisi la case dans laquelle il l’écrit. En revanche, à la fin de la séquence, les élèves reviennent à cette affiche à trois cases. À ce moment, il est essentiel que l’enseignant lève l’éventuel malentendu[[Voir : Bautier E. et Rochex J-Y. (2007) Apprendre : des malentendus qui font la différence. In Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs. Paris : La Dispute/SNÉDIT, pp. 227-241]] : il ne faudrait pas que certains élèves pensent à la fin de la séquence que tout ce travail n’avait pour but que de savoir si c’était Théo ou Théa qui avait raison. Il faut que les élèves identifient les savoirs déclaratifs en jeu. On peut donc se demander s’il n’aurait pas été plus efficace, plus pertinent de ne pas passer par Théo et Théa et de travailler explicitement, dès le départ, la question du moment opportun pour se brosser les dents le matin. Nous faisons l’hypothèse que, d’une manière générale, les élèves progressent sur la voie menant à l’appropriation d’une attitude scientifique, parce qu’ils s’identifient à ces deux personnages et qu’ils doivent ensuite renoncer à cette identification pour accéder au savoir visé. Plus particulièrement, cette identification participe à les enrôler, mais aussi et surtout elle renforce d’une part l’éducation à la santé par une meilleure mémorisation du comportement efficace et d’autre part – ce qui pourrait paraitre paradoxal – « l’éducation scientifique » et ce à trois niveaux :
– s’identifier à Théo et à Théa et prendre partie pour l’un ou pour l’autre, c’est prendre le « risque » de fonctionner sur le registre de l’opinion, voire de l’empathie et devoir prendre conscience à la fin que ce n’était pas le registre qu’il fallait convoquer ici (ici, alors même qu’on s’intéresse à sa santé) ;
– comprendre que l’un des deux personnages s’est trompé, c’est, en particulier quand on s’est identifié aux personnages, comprendre que l’on n’a pas systématiquement raison, que le savoir peut évoluer, que l’erreur n’est pas pénalisante et peut même être source d’apprentissage.
– se rendre compte que peut-être l’un ou l’autre des personnages dit et fait des choses par habitude, sans les questionner (qu’il peut en être de même pour moi élève) et que cette façon de faire, certes plus facile, est plus aléatoire et donc plus risquée.
– repérer que l’un des deux personnages a le « bon » comportement, c’est, peut-être suite à un étayage de l’enseignant, se demander si ce personnage savait qu’il avait le bon comportement et s’il savait pourquoi ; s’il y a identification, alors il peut y avoir transfert de cette analyse sur sa propre expérience (l’important n’est pas que d’avoir raison, mais aussi de savoir pourquoi).

Dans les documents soumis aux élèves, il y a des radiographies de dents et des schémas de leur anatomie. Les légendes de ces schémas font appel à une terminologie. Le but n’est pas ici qu’ils apprennent ce lexique, mais puisqu’il y a différents éléments dans une dent, il faut bien les nommer. Quant au nerf et au vaisseau sanguin, ils ne feront l’objet que d’une présentation rapide (le nerf sera juste l’occasion d’évoquer les douleurs dentaires, le vaisseau sanguin permettra d’indiquer qu’il y a du sang qui va dans toutes les parties du corps, même dans chaque dent). En revanche ces documents permettront de solliciter les compétences d’observation des élèves et d’aider à se forger une image mentale du phénomène des caries tout en travaillant le passage de la radiographie (une « photographie » du réel au schéma (une représentation du réel) et des changements d’échelle puisqu’ils travailleront ensuite avec les documents 5, 6, 7, 8.

L’enjeu de cette séquence est d’aider les élèves à s’approprier une attitude scientifique en les obligeant à se confronter aux exigences de l’objectivation de leur pensée. Ils seront amenés à comprendre qu’il faut étayer leurs propos par une argumentation explicite et référencée. Celle-ci passera par une lecture rigoureuse de documents. D’autres diraient peut-être tout simplement qu’il s’agit d’un entrainement à la vigilance et l’honnêteté intellectuelles. En effet, dès le début de la séquence, il demande aux élèves de s’impliquer et de matérialiser cette implication en inscrivant leur prénom sur la grande affiche. Puis, à la fin, ce n’est pas l’enseignant qui envoie tel ou tel élève changer son prénom de case, il indique seulement le moment où ceux qui souhaitent déplacer leur prénom peuvent le faire (en revanche, il demandera ensuite à certains élèves pourquoi ils ont ou n’ont pas changé leur prénom de case). Nous voyons combien, cette « éducation scientifique » sollicite et la rigueur chez les élèves, et l’obligation d’écouter la parole de l’autre avec intérêt et bienveillance.
De même, l’enseignant se doit-il d’être rigoureux dans la conception de sa séquence, le choix des supports, les interactions avec les élèves non pas uniquement pour leur transmettre le savoir, mais surtout pour leur faire acquérir un code de fonctionnement intellectuel. Pourrait-on sans trop forcer le trait dire qu’il s’agit d’une éducation à penser ? Ce code de fonctionnement vaudrait pour réfléchir en sciences (réfléchir scientifiquement) et réfléchir pour comprendre ce qu’on lit : on ne s’affranchit pas n’importe comment des ellipses des documents, on ne remplit pas les trous sémantiques au hasard.
Enfin, de jeunes élèves se prêtent assez facilement à une activité où il faut expliquer, expliquer un phénomène accessible, pas complètement hors du contexte de leur vie d’enfant ou expliquer pourquoi « on a raison ». Il y a là de quoi satisfaire un triptyque si l’on se réfère à Bernard Charlot[[Charlot B. (1997/1999/2002). Du rapport au savoir. Paris : Anthropos.]] : « Le concept de rapport au savoir implique celui de désir : il n’y a de rapport au savoir que d’un sujet et il n’y a de sujet que désirant. Mais attention : ce désir est désir de l’autre, désir du monde, désir de soi et le désir de savoir (ou d’apprendre) n’en est qu’une forme – qui advient lorsque le sujet a fait l’expérience du plaisir d’apprendre et de savoir. C’est donc une erreur de chercher comment une « pulsion » rencontre un « objet » particulier, nommé « savoir » et devient ainsi « désir de savoir ». L’objet du désir est toujours déjà là : c’est l’autre, le monde, soi-même ».

Anne-Marie Lanoizelé, Patrick Avel, IUFM de l’académie de Créteil

Anne-Marie Lanoizelé est Professeur des Écoles Maître Formateur à l’IUFM de l’Académie de Créteil-Université Paris 12, elle enseigne depuis plusieurs années en CP et CE1 à Stains en Seine-Saint- Denis, elle a écrit seule ou en partenariat des articles concernant en particulier la lecture d’albums et l’enseignement de la biologie dans la revue Argos et les Cahiers Pédagogiques.