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Lire, lire, lire les programmes

« Franchement, Monsieur, à quoi ça va me servir de lire tout ce baratin ? » C’est vrai que ce n’est quand même pas une priorité en formation initiale des enseignants de collège et lycée. Les programmes changent si souvent, et puis il n’y a qu’à, n’est-ce pas, prendre un manuel et on sait quels sujets il faut traiter. L’ordre des chapitres dans le manuel suffit. D’ailleurs, en histoire, il n’y a qu’un seul ordre possible, il est chronologique.

Comment répondre à cette interpellation ? On pourrait faire une histoire mythologique de la formation des enseignants dans nos disciplines, en écoutant des anciens se remémorer de longues et ennuyeuses séances où un inspecteur commentait chaque ligne du programme de la 6e à la terminale. En ces temps homériques, le texte du programme était court : quelques lignes énuméraient les thèmes à aborder. Savoir quels contenus transmettre, c’était ipso facto savoir le métier, chaque enseignant exerçait ensuite sa « liberté pédagogique ». Mais pour ne pas les laisser démunis, pour les aider, et un peu aussi pour faire en sorte qu’ils ne disent pas n’importe quoi à leurs élèves, il fallait leur indiquer, leur transmettre l’esprit du programme. Les séances de commentaire des programmes étaient de ces moments où les spécialistes interprètent l’écriture, comme les prêtres de Delphes interprétaient les oracles de la Pythie.

Les récits de ce genre de moment de formation (que les vrais formateurs appellent parfois « conformation ») sont tellement fréquents qu’ils ne peuvent qu’être vrais, à moins que le souvenir de la langueur qu’éprouve celui qui voudrait agir à écouter celui qui voudrait le faire penser avant d’agir, allié à un peu d’insubordination rétrospective, ne contribue à la fabrique d’une légende noire des temps passés.

Lorsque j’ai commencé à contribuer à la formation disciplinaire des futurs enseignants d’histoire-géographie (dans le cadre du master), un grand nombre d’heures était alloué à la présentation des programmes, dont l’étude apparaissait comme un préalable à toute construction didactique, comme un héritage de cette époque antédiluvienne.

Prenant le contrepied du modèle transmissif et magistral, je faisais travailler les étudiants à la lecture critique des programmes. J’avais trouvé malin de leur faire lire le texte du programme comme ils lisent un document d’histoire. Nous commencions donc la séance par un moment collectif de mise en liste des questions qu’un historien pose au texte qu’il étudie. Cela donnait par exemple : « Quel est l’auteur ? Quel est le destinataire ? Quelle est la fonction du document ? Dans quel contexte a-t-il été produit ? Dans quelle intention ? D’où viennent les informations qu’il mobilise ? Dans quelle série de textes s’inscrit-il ? Quelle place occupe-t-il dans cette série ? Est-il en continuité, en rupture ? »

Cette liste, qui variait selon les groupes d’étudiants, devenait une première grille de lecture pour les programmes.

Des petits groupes étaient alors constitués qui prenaient chacun en charge un programme de la 6e à la terminale. Un temps de travail sur place au cours duquel je passais de groupe en groupe et indiquais une piste d’interprétation, poussais un peu le questionnement, soulevais un non-dit ; un temps de recherche en bibliothèque et, à la séance suivante, ils revenaient et présentaient leurs réponses et surtout leurs non-réponses ! Car, surprise, il est bien difficile de trouver l’auteur de ce document, les modalités d’élaboration de ce texte, les principes qui ont présidé aux choix qui y apparaissent.

Pour la séance suivante, je proposais une seconde grille de lecture, didactique celle-là, qui reposait sur quatre consignes : « Repérez et analysez, dans le programme que vous étudiez, un exemple de transposition didactique, un exemple d’effet de vulgate, plusieurs concepts qui se retrouvent dans l’ensemble ou dans plusieurs chapitres de ce programme, choisissez deux chapitres du programme que vous étudiez et identifiez pour chacun d’eux un axe de problématisation présent ou possible. »

Pour qu’ils comprennent ces consignes, il était nécessaire de leur expliquer ce que l’on entend par « transposition didactique »[[Yves Chevallard, La transposition didactique, éditions La pensée sauvage, 1991.]] et « vulgate »[[André Chervel, La culture scolaire, une approche historique, éditions Belin, 1998.]], et la différence entre un fait et un concept. Quant à la problématisation[[Yannick Mével et Nicole Tutiaux-Guillon, Enseigner l’histoire-géographie au collège et au lycée, éditions Publibook, 2013.]], je les laissais interpréter la notion à leur manière.

Voila donc comment je mettais en œuvre avec mes étudiants un dispositif d’apprentissage constructiviste, finalement assez proche de ce que je faisais, par ailleurs, avec mes élèves de 2de, et de ce que je souhaitais leur suggérer de faire avec leurs futurs élèves.

Les échanges qui suivaient les comptes rendus des groupes étaient parfois vifs, toujours enrichissants, donnaient à penser. Ils envisageaient après cela le programme comme un texte problématique et non comme un évangile. Ou alors un évangile dont l’exégèse critique s’impose !

Le développement de ce regard critique sur le texte du programme me semble toujours bien nécessaire ; quoique pas totalement adapté à l’urgence pour des collègues en formation initiale. D’ailleurs, ça n’a pas duré. Le volume horaire consacré à l’étude des programmes s’est réduit. La priorité était d’apprendre à construire une séquence, une problématique, à imaginer des modalités de mise au travail des élèves qui ne se réduise pas à une occupation du temps. Choisir des documents, apprendre à mettre du sens sur les gestes professionnels du quotidien. Le petit volume horaire consacré à la didactique n’y suffisait pas. Les étudiants pouvaient bien lire les programmes tout seuls. Ils le faisaient assez volontiers puisque à l’oral du concours, il arrivait qu’on leur demandât à propos d’un objet de savoir historique « dans quel programme et sous quel angle étudie-t-on cela au collège ou au lycée ? ». Cela suffisait à les motiver. Enfin pas tout à fait. Pour les pousser, je faisais le professeur : « Pour mardi, vous lirez les programmes d’histoire de 6e et de 5e. — Monsieur, il y a aura une interro ? — Oui. » Et j’en ai fait des interros. « Dans quel programme, dans quel thème de ce programme et sous quel angle étudie-t-on au collège Alexandre le Grand ? Ce n’est pas le titre d’une oeuvre ici mais le nom du personnage » Mais quelle régression dans ma pratique de formation !

Dans le même temps, la lecture des programmes était désormais intégrée à chaque cours. Une séance était consacrée à « construire une étude de cas en histoire ». Le groupe qui devait concevoir une étude sur les migrations internationales au XIXe siècle consultait le programme de 2de : propose-t-il un exemple, une problématisation, une indication même sur ce que signifie « étude de cas » ? Une séance consacrée à « enseigner les questions socialement vives » commençait par de la recherche dans les programmes. L’expression n’est jamais employée dans le texte officiel, c’est donc l’occasion de débattre de ce qu’elle recouvre.

À la fin de l’année, quelques heures étaient consacrées à « construire une programmation ». À ce moment-là seulement, car pour imaginer une programmation sur l’année, il faut concevoir l’enchainement des séquences non comme une suite de discours successifs sur des sujets qui se suivent chronologiquement, mais comme une progression dans les apprentissages de concepts, de compétences disciplinaires et transversales. De façon plus ou moins consciente, je faisais comme s’ils ne devaient lire sérieusement les programmes que lorsqu’ils y seraient prêts, après une initiation didactique censée les prémunir contre une lecture applicationniste du programme. Illusion de contrôle du formateur, quand tu nous tiens… Je n’irai pas jusqu’à dire qu’un tel teasing leur donnait envie d’aller lire le texte sulfureux qui leur était interdit, mais il y a là peut-être une piste à travailler à l’avenir.

Les nouveaux masters, ceux de l’ESPE (école supérieure du professorat et de l’éducation) et d’une professionnalisation plus rapide se profilent. Il faut penser les programmes de didactique dans un nouveau cadre horaire, avec de nouvelles exigences liées au stage en responsabilité. J’ai deux idées pour mon premier brouillon de préparation.

Il faudrait lire les programmes pour définir le métier d’enseignant : tout d’abord, lire les hauts de page pour y repérer les finalités de l’enseignement de la discipline, celles qui y sont et celles qui n’y sont pas ; puis lire les listes des capacités qui y sont énumérées et les comparer avec le texte du socle commun de connaissances et de compétences, et de culture ; enfin, lire les programmes des autres disciplines pour identifier les convergences possibles et les spécificités de nos approches, pour commencer à construire l’indispensable « dialogue des disciplines »[[.Céline Walkowiak et Francis Blanquart, Réussir l’école du socle, en faisant dialoguer et coopérer les disciplines, ESF éditeur, 2013.]]

Il faudrait lire le programme pour préparer le cours, bien sûr (car les étudiants de deuxième année seront en alternance), mais plus encore pour contribuer à l’analyse des dispositifs didactiques. On posera bien sûr la question de la conformité : « Ce que j’ai enseigné, le dispositif que j’ai mis en œuvre, ce que les élèves ont appris, en quoi est-ce conforme au programme ? » Mais plus que cela, il s’agirait de prendre chaque analyse de situation comme l’opportunité de se demander : « Faire le programme, qu’est-ce que ça veut dire ? »

Yannick Mével
Professeur d’histoire-géographie, formateur