Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Lire les mythes pour guérir la peur d’apprendre

Instituteur en classe spécialisée et psychothérapeute, l’auteur propose dans un ouvrage récent [[Boimare, S., L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 1999.]] une analyse fort intéressante du cas des élèves qui « ont peur d’apprendre » et donne des pistes fondées sur une pratique pédagogique dans laquelle des références culturelles fortes (en l’occurrence les mythes grecs) sont des moyens de travailler avec les élèves en grand échec ?…[[Cet article est paru sous une forme un peu différente dans le numéro spécial 300 des Cahiers Pédagogiques, « La motivation », 1992.]]

Je suis contrarié à chaque fois que j’entends dire que les enfants dont j’ai la charge ne veulent pas savoir, alors que l’observation vous montre que l’avidité et la curiosité excessive, parce qu’impossible à différer, font partie des causes majeures de leur dysfonctionnement intellectuel. Je l’entends dire par des enseignants qui citent souvent le manque de curiosité comme explication première à ce désinvestissement massif devant les choses de l’esprit. Je l’entends dire aussi par des psychanalystes qui parlent cette fois d’un interdit de savoir, faisant ici allusion à la transgression que peut porter en lui l’accès à la connaissance. Transgression par rapport à un milieu culturel dont ces enfants sont issus, qu’il pourrait être dangereux de dépasser ou de trahir, mais aussi transgression par rapport à des non-dits, à des silences qui ont émaillé l’éducation sur des thèmes se rapportant à la sexualité, aux histoires de famille, à la mort que ces enfants prolongeraient en développant une curiosité en secteur ou en freinant leur désir de savoir.
Bien entendu, je ne nie pas ces raisons, elles existent et je les vois aussi à l’œuvre. Pourtant, elles sont loin d’être à elles seules responsables du désastre intellectuel qui touche la masse de ces enfants, elles nous imposent, à nous enseignants, une image simplificatrice et réductrice de leur fonctionnement intellectuel qui engendre parfois le défaitisme pédagogique. Plus j’avance dans ce métier et plus je suis persuadé que ces enfants ont envie de savoir, qu’ils souhaitent accéder à la connaissance et qu’ils sont prêts à faire beaucoup pour y arriver, excepté une chose, excepté d’apprendre. Savoir, oui ; apprendre et penser, non ; voilà la gageure que nous imposent ces enfants qui ne veulent surtout pas sortir des chemins directs de la connaissance, qui ne veulent pas aller au-delà du voir et de l’entendre pour savoir. Et il n’y a pas besoin de les fréquenter longtemps pour s apercevoir que ce qu’ils ne supportent surtout pas, c’est le flottement, le doute, la suspension du jugement qui accompagnent nécessairement toute recherche aussi élémentaire soit-elle, tout problème posé jusqu’à sa résolution. Ils ne le supportent tellement pas qu’ils vont jusqu’à mettre hors circuit leur fonctionnement mental au moment où ils en auraient le plus besoin, c’est-à-dire quand il faut associer, faire des liens, chercher.

Les risques de la pensée

Quelles raisons peuvent pousser des enfants intelligents à se dessaisir de leurs capacités intellectuelles, à faire disjoncter leur pensée au moment précis où ils en auraient le plus besoin ? Ceci peut-être : ces enfants sont dans des conduites d’évitement de la pensée parce qu’elle porte en elle les germes de leur déstabilisation. Le chemin de la connaissance que l’on voit essentiellement comme une source de progrès, comme un facteur de mieux être, fait peur à ces enfants et ils l’évitent car il est plein de risques pour leur équilibre psychique qu’ils maintiennent de façon précaire.

Comment l’accès à la pensée et aux apprentissages pourrait-il être source de déstabilisation ? Pour le comprendre, prenons ces deux épithètes dont sont taxés maints exercices scolaires : « pourris » et « pour pédés ». Bien sûr ces formules ne sont pas très élaborées. Il n’est pas évident de savoir ce qu’elles véhiculent en dehors du désaccord immédiat et de la coupure qu’elles nous signifient. Cependant, si l’on n’est pas trop atteint dans son narcissisme de pédagogue par ce mépris et que l’on affine son observation, on s’aperçoit que certains de ces enfants, avant d’en arriver à la rupture définitive, acceptent d’entrer dans l’activité qu’ils vont remettre en cause et accompagnent la montée de leur désaccord de petits dessins faits en marge du travail présumé, de remarques faites à haute voix, souvent sous forme de plaisanteries à l’égard des camarades, de réactions caractérielles, qui permettent de faire des hypothèses sur ce qui se joue dans ce moment précis réservé aux apprentissages.

Je crois avoir compris qu’un exercice pourri est un exercice où les informations ne sont plus régies par des liens de certitude, un exercice qui impose un temps de suspension, un temps d’arrêt pour une élaboration même minime parce que ce qu’il y a à voir ne se donne pas d’emblée. Associer des lettres pour en faire un son ou un mot quand on ne sait pas encore lire en est un exemple, comme peuvent l’être toute recherche, toute entrée dans un code nouveau qui oblige à prendre des distances avec ce qui est perçu directement et à délaisser certains de ses repères. Ce temps de suspension qui devrait être propice à la construction et à la mise en forme provoque la dispersion et la déroute. Ces enfants le vivent comme un vide, comme une brèche, parce que le doute et le manque qu’ils y rencontrent sont trop forts pour stimuler l’activité de penser. Au lieu d’être cette anxiété légère et normale que procure le fait de ne pas savoir et qui pousse à chercher, il y a ici frustration intense qui réactive des craintes très anciennes : abandon, éclatement, émasculation, pénétration, dévoration en sont les exemples les plus fréquents. Face à cette montée de l’inquiétude qui s’appuie sur des thèmes aussi crus et désorganisateurs qui pourraient les faire basculer dans la bizarrerie, ces enfants cherchent d’abord à protéger leur équilibre psychique.
Pour cela, ils disposent de trois moyens qu’ils utilisent pratiquement simultanément :
– ils coupent le fil de la pensée ;
– ils projettent tout ce pourri qui leur fait si peur sur les exercices, le cadre ou la personne de l’enseignant, causes apparentes de ce désarroi ;
– ils passent le relais d’une façon ou d’une autre au corps qui devient l’ultime défenseur, le rempart contre les ennemis qui sont devenus moins menaçants parce qu’ils sont à l’extérieur.

Le corps-carapace

La meilleure défense que les enfants ont trouvée contre les risques que leur fait courir la pensée est l’utilisation du corps comme carapace virile.
La valorisation de la force, du muscle, du mouvement sous sa forme violente ou d’agitation motrice sont les remparts qui permettent de se protéger de ces dangers. À l’inverse, la dépendance, le respect de la loi, la reconnaissance du monde intérieur, valeurs nécessaires pour apprendre, sont autant de remises en question de ce système de défense. Nos exercices qui les imposent, deviennent agents de féminisation, trucs pour pédés, et si l’on insiste, réveillent des fantasmes de soumission, de pénétration et d’émasculation qui vont aggraver les résistances et les troubles.
Ce n’est quand même pas pour rien que ces garçons qui se traitent, à tout propos, de « pédé » et d’« enculé de ta mère », ont toujours dans leur poche ou sur la page de garde de leur cahier de classe, le dessin ou la photo d’un de ces hommes caparaçonnés de muscles, d’un de ces hommes qui savent si bien faire le coup de poing, au moment où l’inquiétude pourrait les déborder, d’un de ces hommes qui semblent croire que tout ce qui est du côté du doute, de l’attente, de la réflexion, porte atteinte à leur virilité. C’est autour de ces héros, tout en surface et en extension, qui n’ont pas d’autre lieu que le corps pour inscrire leurs expé-riences et régler leurs conflits, que se fait l’essentiel de leurs identifications et que se tissent, à notre insu, leurs références culturelles. C’est pourquoi je crois presque aussi utile pour la formation d’un pédagogue ou d’un éducateur qui travaillent avec ces enfants d’étudier le mythe d’Héraclès que celui d’Œdipe, et ce n’est pas une boutade !

L’auteur explique ensuite en quoi travailler avec ces élèves sur un mythe comme celui d’Heraklès peut être fructueux. Ce héros grec, symbole même de la virilité et de la force, a tué, dans son enfance, son professeur de lyre parce que celui-ci avait imaginé une nouvelle méthode pour déplacer ses doigts sur les cordes. Le mythe nous raconte les épreuves qui ont été imposées à Héraklès par les siens afin qu’il s‘affranchisse de la violence de ses pulsions et qu’il respecte les règles de la société dans laquelle il vivait. Remarquable leçon de pédagogie : les degrés que franchit le héros jusqu’à la quiétude ne sont-ils pas une figuration allégorique du chemin que nous avons à accomplir à ces enfants, souvent violents, dont nous avons l‘ambition de restaurer la pensée ?

Serge Boimare insiste donc sur l’importance des médiations culturelles pour relancer le processus d’apprentissage chez des jeunes dont les inquiétudes et les émotions parasitent l’apprentissage. Dans cette perspective il propose deux principes pour guider l’action du pédagogue.

Car plus j’avance dans ce métier, et plus je suis persuadé qu’il n’y aura pas de sortie d’un échec lourd, comme celui que vivent ceux qui n’ont pas réussi à assimiler les bases de la scolarité primaire sans prise en charge des images et des sentiments qui les animent dans la situation d’apprentissage. À condition bien entendu de trouver la voie qui va permettre de les atténuer et de les rendre fréquentables.
Je sais que cette proposition n’est pas habituelle. Je sais qu’il est dit qu’elle risque de dénaturer le cadre pédagogique, de le transformer en lieu pédagogique de second ordre, pourtant je la maintiens.
J’irais même jusqu’à dire que la mise à l’écart arbitraire du débordement pulsionnel prôné par certains, est bien plus nocive ; elle risque de stériliser le fonctionnement intellectuel, ce qui n’est pas non plus la vocation du pédagogue.
[…]
Toutefois, si l’on veut maintenir le cadre pédagogique, il est impératif de respecter deux principes : le premier étant de se servir pour alimenter ce travail d’une médiation culturelle, que celle-ci soit littéraire, scientifique ou artistique. cette médiation devra remplir un double rôle :

  1. Permettre aux questions brûlantes et aux inquiétudes premières d’avoir droit de cité. Mais pas n’importe comment, elles devront être contenues, figurées dans un registre symbolique, dans une métaphore qui les mettra en forme et les atténuera.
  2. Offrir dans le même temps, le fil pour s’en éloigner et aménager un cadre où le passage à l’abstraction et à la règle deviendra possible. Pour comprendre ce double rôle de la médiation, je prendrai exemple sur Jules Verne, qui pratique ainsi tout au long de ses romans, n’hésitant pas à ramener son lecteur au plus près des angoisses archaïques avant de lui proposer un cheminement scientifique.

Et j’en arrive au second principe à respecter pour ne pas dénaturer le cadre pédagogique : prendre appui sur ce support, sur cette médiation symbolique et surtout ne pas le délaisser pour aborder les apprentissages, y compris ceux qui sont le plus éloignés de toutes ces préoccupations. C’est à mon avis la meilleure façon de donner une chance à ces enfants et à ces adolescents qui ont un lourd passif scolaire : pouvoir supporter la limite et le renoncement qui vont avec la pensée [[Boimare, S., L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 1999, p 22, 23, 24.]].

Serge Boimare