Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Libérer les initiatives ?

Renouvelant la démarche initiée en 1981 lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir (lettre ouverte à Alain Savary) qui a permis la création du lycée expérimental de Saint-Nazaire, Gabriel Cohn-Bendit, dans une lettre ouverte publiée dans Libération, a proposé à Jack Lang de donner des signes concrets de sa volonté de changement de l’École, la création d’un Conseil de l’innovation pouvant être un de ces signes. Il ne s’agit pas, précise-t-il, de réduire l’innovation à la seule instauration de ce Conseil dont l’existence est subordonnée d’abord et avant tout à la réalité des pratiques innovantes dans les établissements scolaires. Gabriel Cohn-Bendit postule que cette réalité existe : minoritaire sans doute, dispersée ou isolée c’est sûr, mais, même si cela ne concerne que 5 à 10 % des enseignants ou des équipes éducatives – et l’on peut formuler l’hypothèse que le pourcentage est en fait plus élevé – cela représente néanmoins des milliers de personnes prêtes à travailler autrement, à expérimenter des dispositifs nouveaux, à prendre en compte les nécessités didactiques et pédagogiques nouvelles induites par la démocratisation de l’accès au collège unique et aux lycées.

Quels seraient la structure et le rôle de ce Conseil ?

Rassemblant des enseignants, des chercheurs, des membres de la société civile : syndicalistes, parents, mouvements pédagogiques, institutionnels et non institutionnels (soit en tout une trentaine de membres) il serait un relais entre les innovateurs de terrain et le ministre, seul habilité à prendre des décisions : décisions pouvant aller de la création d’établissements expérimentaux nouveaux, donnant suite par exemple aux demandes réitérées d’associations comme « Déclic » ou « La Bouture » pour n’en citer que deux, à la mise en place d’aides spécifiques dans les établissements « traditionnels » dont une partie seulement souhaite entrer dans une démarche différente ou à la reconnaissance par des voies qu’il reste à définir de telle ou telle initiative individuelle dans la classe ou l’établissement. Bref, ce Conseil serait le garant que tout projet – fût-il le plus « fou » en apparence – serait entendu, que sa pertinence serait évaluée, discutée.

Quelle est l’originalité de ce Conseil par rapport aux structures existantes ?

En effet, au ministère un bureau de la valorisation des innovations (« inno-valo » pour les branchés) existe, dont les attributions semblent recouvrir les mêmes attentes : recenser les actions, les faire connaître, aider à la mise en réseaux, etc. L’INRP quant à lui a mis en place une cellule autour des démarches innovantes en lien avec la recherche. Pour moi, ces structures – sans leur ôter leur mérite – n’ont pas réussi à jouer pleinement leur rôle : divisées en deux lieux institutionnels, intégrées chacune à des organigrammes contraignants, elles sont limitées par leurs propres conditions de fonctionnement. Le Conseil de l’innovation ne prétend pas être intégré dans un organigramme. Tout en étant attaché à l’institution par la qualité de plusieurs de ses membres, il n’en serait pas l’un des rouages : peu d’« officiels » à temps plein ; la plupart des conseillers n’en faisant pas leur activité principale (un peu sur le modèle du Haut Conseil de la coopération internationale, placé à côté du CNP – Conseil national des programmes). Structure plus souple, plus libre que celles existantes, plus ouverte aussi, puisque des non-institutionnels y participeraient, ce Conseil permettrait donc de mieux écouter, de relayer plus efficacement les initiatives, d’émettre des avis, d’être un recours pour les isolés ou même pour les autorités intermédiaires ou locales (type IA) trop souvent ralenties ou immobilisées par la voie hiérarchique et désireuses parfois de changer elles aussi leurs modes de fonctionnement.

Quelle stratégie pour le changement ?

Cette initiative, bien accueillie par le ministre qui a donné son aval, a provoqué quelques heurts au passage, essentiellement sur la question des stratégies à mettre en œuvre pour transformer l’École. Ainsi, comme Louis Legrand en son temps, qui fut plus réticent que Savary sur le sujet, Philippe Meirieu s’est montré critique sur le choix de la mise en place d’établissements expérimentaux : ne risquent-ils pas de n’être qu’une vitrine derrière laquelle rien ne changerait, un alibi de l’institution pour ne pas s’impliquer davantage dans le projet plus ambitieux de faire avancer tout le monde. Craintes également partagées par les syndicats les plus engagés dans la volonté de travailler autrement : il faut un projet global pour l’École…

Ma réponse à ces questions est nette : il n’a jamais été question pour moi de réduire l’innovation à la seule existence d’établissements expérimentaux. D’où, d’ailleurs, la proposition de création d’un Conseil qui favoriserait l’émergence des pratiques du terrain. Cela dit, faire exister ces établissements est pour moi une nécessité qui ne peut être réduite à un gadget : ils sont la preuve observable, vérifiable, de la possibilité effective du travailler autrement. Il ne faut pas se contenter de dire que c’est possible mais faire vivre l’expérience, en administrer la preuve par cette vie même. Pour ce qui est de la généralisation à l’ensemble du système : ce n’est plus de la responsabilité de l’expérimentateur : c’est aux syndicats, aux parents aux mouvements pédagogiques de s’emparer de ces expériences et peut-être d’inventer les moyens d’en faire profiter tout le monde. Alors : oui aux établissements expérimentaux, mais ne pas s’en tenir là.

Comment aller plus loin ?

On ne peut pas demander au ministre qu’il applique les motions de congrès de tel ou tel syndicat, surtout quand il est minoritaire. Que peut le ministre ? Pour mener à bien sa politique, il doit tenir compte de l’attitude majoritaire exprimée par les représentants du personnel élus démocratiquement. En substance, il ne peut pas – même avec de bonnes lois – faire changer les gens malgré eux. L’injonction à changer, au lieu de favoriser les transformations contribue à renforcer les résistances, à les rendre plus radicales. C’est bien ce qui s’est passé au printemps dernier : nous avons vu la constitution d’un front du refus aboutissant à des alliances inattendues entre la gauche enseignante et les syndicats traditionnellement classés à droite soudain revigorés. S’il faut convaincre, ce n’est donc pas en priorité le ministre, mais le milieu enseignant… Mais cela ne veut pas dire attendre sans rien faire : il est possible et nécessaire que le ministre favorise les initiatives là où elles existent, là où il y a une réelle volonté de changement et qu’il leur donne un statut, une reconnaissance. En s’appuyant sur ces volontés, en montrant que c’est de l’ordre du possible, on peut espérer faire bouger l’ensemble du système.

Gabriel Cohn-Bendit a voulu clore l’entretien sur ce dernier point en lançant un appel aux mouvements pédagogiques et à tous ceux qui se sentent engagés dans la transformation de l’École et – comme nous l’avons dit plus haut – ils sont plus nombreux que l’on a l’habitude de le dire : « Pédagogues de tous bords, unissez-vous ! » Il regrette la tendance actuelle des mouvements pédagogiques (que ce soit le CRAP, le GFEN, l’ICEM, ou l’AFL etc.) à se replier sur leur histoire (en passe d’être oubliée par les jeunes générations) sur leur identité, au risque de devenir l’ombre d’eux-mêmes… Alors, faire vivre la réflexion pédagogique sur le terrain, c’est possible, en acceptant l’ouverture, en créant des lieux de rencontre professionnels – pas seulement virtuels – où les enseignants puissent échanger leurs expériences « parler du métier ».

À ce propos, vous l’avez passé où, votre dernière semaine d’août [[Pour nombre de militants du CRAP et des Cahiers ce fut à la Rencontre 2000 de St-Anthème Prabouré, dans le Puy-de-Dôme.]] ?

Propos recueillis par Marie-Christine Chycki.