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Leur néant quotidien
« Les élèves n’ont que l’école pour les sortir d’un néant quotidien. » Ainsi parle un jeune professeur de Seine-Saint-Denis dont Le Monde (22-23 juin) a choisi de rapporter les paroles.
Ces mots m’ont fait penser à mes débuts en Haute-Vienne, petit collège rural, 1978. On me donne une classe d’élèves en difficulté, d’emblée leur monde me déroute, moi qui arrive de la ville et du CAPES. Ils ne semblent s’intéresser qu’aux tracteurs, aux moutons, ou à la chasse. Je ne les rejoins jamais. J’aurais pu tenir les mêmes propos, à l’époque.
Que l’école offre de formidables chances de grandir, je le crois, ô combien. Mais bon sang, assez d’images toutes faites et de propos définitifs, dans nos discours d’enseignants, sur des vies que nous connaissons si mal ! Prenez Batouba : vous le repérez facilement, il entre sans discrétion dans votre salle, balançant d’une main la clef pendue à son cou, de l’autre son sac à moitié vide. Votre œil exercé de professeur, même débutant, a vite diagnostiqué l’enfant qui est seul chez lui après la classe, ce que confirme le manque total de travail à la maison. La démission des parents devient pour vous patente quand Batouba, qui s’endort sur sa table, avoue non sans malice qu’il a écouté Skyrock jusque tard dans la nuit – en 5e ! Votre mot sur le carnet n’est pas signé, malgré vos demandes réitérées. Depuis le bureau du CPE, vous appelez chez lui : pas de réponse. Vous demandez un rendez-vous, Batouba vous fait savoir que ses parents travaillent tard et ne pourront jamais venir. Des collègues de l’année précédente vous le confirment. Il n’y a donc pas grand-chose à espérer.
Vous êtes mûr, en dépit de votre jeune expérience, pour répéter que de nombreux enfants sont livrés à eux-mêmes, à leur quotidien vide, entre jeux vidéos et vols au supermarché. Vous adhérez à la grande chorale des enseignants qui entonne : « On ne voit jamais les parents qu’on voudrait voir ».
Peut-être même vous avouerez-vous qu’inconsciemment le fait que Batouba soit d’origine africaine vous met en tête toutes sortes de représentations bien ancrées sur sa famille et son éducation…
Heureusement, cette fois là, quelque chose vous pousse à ne pas renoncer. Vous décidez de trouver un moyen. Vous demandez innocemment à Batouba quand donc ses parents sont joignables. Pas avant 20h30, dit-il. Très bien, vous appelez de chez vous, un soir, après l’en avoir averti. Au bout du fil, sa mère vous accueille avec empressement ; elle sait que ça ne va pas et en est désolée. Mais elle revient du travail tard chaque soir, son mari aussi. Vous demandez un entretien : autre surprise, elle est libre… tous les samedi matin, ce que Batouba avait omis de vous dire…Vous préparez le rendez-vous avec non seulement des constats mais des propositions concrètes de progrès qui tiennent compte des difficultés du garçon. Le collègue de français préconisait l’orthophoniste, surprise, c’est déjà en route. Batouba pourrait même être aidé dans ses devoirs par sa grande sœur qui fait de bonnes études au lycée, mais il refuse son aide.
Bref, on n’a pas fait de miracle, mais on a avancé. Vous convenez de vous voir à trois tous les mois pour faire le point sur ce qui va ou non, et vous le faites vraiment. Batouba retrouve le sentiment qu’il peut progresser. Le chemin sera long.
Au lieu d’enfermer les élèves et leurs parents dans des images toutes faites, vous les avez rencontrés. Vraiment, ça change tout.
Florence Castincaud, Professeur de français au collège Marcellin Berthelot, Nogent-sur-Oise.