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Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression

Le 30 octobre 2020, deux semaines après le meurtre de Samuel Paty, François Héran a fait paraître sur le site La Vie des Idées une «Lettre aux professeurs d’histoire-géographie» pour «réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression», texte qui a été lu près de 200 000 fois en un mois. Il reprend la question dans ce livre, écrit à chaud, en développant sa pensée à destination de l’ensemble des enseignants et non plus des seuls enseignants en charge de l’EMC. Cela donne un texte vif, écrit avec un humour malicieux, mais fort sérieux puisqu’il ne s’agit ni plus ni moins que de contrer les simplismes qui prolifèrent aujourd’hui au sujet des supposées exigences de la République en matière de liberté d’expression.

François Héran est professeur au collège de France, titulaire de la chaire «Migrations et sociétés». Démographe, il est aussi agrégé de philosophie, et il a gardé de sa formation initiale une solide méthode de questionnement des concepts. On connait sa capacité à s’affranchir des idées préconçues, pour examiner les faits et les problèmes en les rapportant au droit d’un côté, à la justice de l’autre . I

Dans ce livre, la question de départ est : est-ce bon (ou un autre adjectif déontique : nécessaire, utile, obligatoire, avisé, courageux, etc.) d’associer l’apprentissage de la liberté d’expression à la présentation en classe de caricatures attaquant l’islam comme en a publié Charlie-Hebdo ? C’est ce qu’on entend sur la scène politico-médiatique, au point que des enseignants sont invités à baptiser d’«autocensure» le fait de ne pas le faire. En guise de réponse, François Héran questionne la question. Comment en vient-on à se demander cela ? Cela l’amène à croiser le fer avec un courant dominant aujourd’hui, qui exalte la liberté d’expression pour elle-même, au nom de la République, indépendamment de ses effets sur autrui. Or, soulignait-il déjà dans sa «Lettre», cela débouche sur un paradoxe : «Poussée à l’absolu, la libre expression ne tolère plus la libre critique». Autrement dit elle est anti-démocratique. De plus, elle réduit sévèrement la liberté de conscience, qui est pourtant en principe protégée par la laïcité, pilier de la République.

Si l’auteur s’inscrit dans un courant, ce serait donc le même que Cécile Laborde, dans son livre au titre explicite : Français, encore un effort pour être républicains (Seuil, 2010). Les principes républicains ne sont pas à confondre avec la traduction qui en est donnée aujourd’hui dans le débat public. Pour un professeur, il s’agit de les retrouver dans leur complémentarité, dans leur «indivisibilité» et leurs équilibres, et de garder le cap en priorisant la mission de préparer les élèves à entrer dans une société constitutivement pluraliste, où le «respect d’autrui» est une pierre de touche du lien social. Cette orientation est bien celle des textes qui cadrent l’action professionnelle des enseignants en la matière, notamment les programmes d’EMC. Mais le débat public le méconnait très largement, quand il n’en prend pas le contrepied. Or «la célébration unilatérale de la liberté d’expression au mépris de la liberté de conscience ou du respect d’autrui» est une «dérive», démontre Héran (p. 166).

La fermeté de la ligne d’argumentation n’est pas la seule vertu d’un livre qui n’est pas un exercice de pensée pieuse, qui laisserait à son lecteur la charge d’imaginer seul ce qu’il peut faire avec, concrètement. Aux professeurs de lycée (EMC, philo), le livre fournira des pages, quasi prêtes à l’emploi, d’une étude serrée mais toujours accessible sur l’historique et l’interprétation des grands principes de nos institutions que sont la liberté de conscience et la liberté d’expression, des «tours jumelles», dit l’auteur. Il rapporte les archives des débats des révolutionnaires de 1789 autour de la rédaction de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, explique et discute les arrêts célèbres de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont la jurisprudence aide à saisir les tensions et les équilibrages entre liberté de conscience et liberté d’expression, à l’échelle des pays du conseil de l’Europe. Rappelons-le, cette Cour, qui siège à Strasbourg, est le bras judiciaire de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui fait partie désormais (le livre rappelle le contexte de cette décision) du bloc de constitutionnalité français. Ses travaux aident à préciser l’interprétation du principe de «respect des croyances» qui figure dans notre constitution (article 1). Elle est encore trop mal connue, pense l’auteur.

Autres départs possibles de travaux avec de grands élèves : les pages sur la «galanterie française», donnée parfois pour caractéristique de l’esprit français au XVIIIème s., mie en contraste avec la lente mise en œuvre de la co-éducation (la «mixité» garçons-filles à l’école). Ou encore les passages qui discutent des conditions de constitution du délit d’outrage à l’hymne national la Marseillaise (pourquoi la chanson de Gainsbourg n’est pas passible du délit), etc. Ce ne sont que des exemples : le livre fourmille d’idées susceptibles de donner lieu à des travaux d’élèves pour comprendre que le droit n’est pas un carcan figé qui s’imposerait une fois pour toutes, mais une construction humaine qui se complète progressivement par retouches pour résoudre les problèmes posés au fur et à mesure au juge ou au législateur. Et dans le domaine concerné, l’influence de l’Europe est importante, comme on le voit pour la construction de la législation antidiscriminatoire.

Plus largement, ce qui fait le prix de l’ouvrage dans une perspective critique au sens pédagogique du terme (l’exercice de l’esprit critique), c’est qu’il montre que les conventions normatives sont des construits et non des faits naturels. Il s’autorise à examiner les postulats sur lesquels elles reposent, à soupeser leur vérité. Ainsi, la distinction entre les croyants et les croyances religieuses. Cette distinction passe pour claire et nécessaire pour assurer la liberté d’expression. En France, répète-t-on, le blasphème n’existe pas selon le droit, il est permis de critiquer et même d’insulter les religions. Par contre, il est interdit de dénigrer et d’insulter les croyants en tant que catégorie de population : l’appel à la haine contre des gens en raison de leur appartenance religieuse, leur ridiculisation, leur diffamation sont des délits. Mais peut-on séparer de façon dichotomique les croyances et les croyants ? La réponse est non, pour Héran. En effet, les religions ne sont pas de simples opinions, elles incluent des gestes, des rituels, elles impliquent les corps, des pratiques individuelles et collectives.

Témoin, la caricature signée de Coco, qui montre en contre-plongée le prophète de l’islam de dos, nu, dans la position de la prière. Elle n’est pas seulement une raillerie contre l’islam, elle est offensante pour tout fidèle de l’islam. Il est impossible de séparer ici les deux dimensions de l’attaque : la dimension anti-islam, illustration de la liberté d’expression et qui se réfère à toute une tradition française de satire des religions, et la dimension anti-musulmane, qui est en principe prohibée. Si la caricature ne scandalise pas dans l’opinion majoritaire, c’est qu’intervient en sus dans cette affaire une autre norme, qui n’a pas statut juridique mais un statut de fait, bien implanté jusque dans l’éducation nationale. Elle consiste dans la conviction qu’en l’occurrence, «l’offense est charitable», il s’agit d’amener les croyants à se détacher eux-mêmes de leur croyance. On pense blesser les croyants pour leur bien.

Le dernier chapitre du livre, «Histoire coloniale et discriminations : le double déni» fera débat, à n’en point douter. Il traite de l’existence de l’islamophobie et avance l’idée d’une islamophobie d’Etat. Plusieurs enquêtes empiriques rappelées dans ce chapitre démontrent l’existence d’une discrimination systémique massive à l’encontre des personnes identifiables comme musulmanes. Et s’il s’agit de spécifier cette discrimination, pourquoi ne pas utiliser le terme d’«islamophobie», à l’instar des organisations internationales et de nombre d’autres pays. D’aucuns en France récusent le mot : mais il ne faudrait pas mettre «la police des mots au service du déni» (p. 244). On peut le suivre sur ce point. Cependant, l’explication du phénomène ne relève pas d’une analyse conceptuelle de la même nature que celle conduite dans les chapitres précédents. Sa connexion avec la tentation éradicatrice qui s’est manifestée lors de la conquête sanglante de l’Algérie (années 1830-1840) et avec le racisme colonial est une hypothèse qui se présente, mais impossible à falsifier, donc impossible à tester. Par ailleurs, l’idée d’une islamophobie d’Etat fait peu de cas de la complexité de ce que signifie «l’Etat» dans cette expression.

En bref, le dernier chapitre du livre rejoint les controverses en cours et ouvre sur d’autres recherches. Pour les poursuivre, on pourra garder du livre trois idées-forces.

D’abord, la République n’est pas une religion. Elle est parfois sacralisée, mais les droits humains ne gagnent rien à cela. Le livre a l’audace de passer du temps à argumenter ce point, non pas gravement mais d’une façon qui ne pèse pas, avec des formules qui font sourire, dans une écriture à la Montaigne. En second lieu, un point vital pour des enseignants : la neutralité de l’école n’est pas acquise une fois pour toutes, il faut de la vigilance pour l’assurer. Un exemple, l’Etat subventionne le site «Dessiner Créer Liberté», créé par Charlie Hebdo et SOS Racisme au lendemain des attentats de janvier 2015. Or si l’association éponyme a une action formative reconnue, le site lui-même propose des fiches-décryptage qui ne sont pas neutres à l’égard des religions. Elles n’incarnent certainement pas le respect des croyances, à quoi l’Etat est tenu au regard des principes républicains. Troisièmement, en matière de libertés et de religions, il faut rejeter les antinomies du style : foi contre raison, racisme contre non-racisme, liberté d’expression contre liberté de conscience, etc. La réalité est plus nuancée et plus compliquée, et il est formateur de le conceptualiser.
FRANÇOISE LORCERIE