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Les retraites et la société (éditorial du dossier 2 : De la retraite)

Le projet de ce dossier est bien antérieur au débat sur les retraites qui a secoué le pays en 2003 et notre propos n’est pas de le relancer, mais d’attirer l’attention sur quelques questions et contradictions qui restent trop souvent dans l’ombre.

On aurait dû le prévoir depuis longtemps, les générations nombreuses nées dans les années d’après-guerre arrivent à l’âge de la retraite, la durée moyenne de vie et celle de la période non active ont beaucoup augmenté et devraient continuer à le faire. Explications ? Un choc démographique est intervenu en une génération : l’espérance de vie à la naissance, qui était en 1944 de 62,2 ans pour les hommes et 67,6 pour les femmes, est passée en 2003 à 75,8 et 82,9 ans. En 1944 un homme qui prenait sa retraite à 60 ans avait encore 2,2 années à vivre ; aujourd’hui, il en a 15,8, des années pendant lesquelles il sera le plus souvent en bonne santé. On ne peut que se féliciter de ce progrès, même s’il a profité et profite toujours très inégalement aux intéressés, notamment selon leur métier [[À 35 ans, un ouvrier a encore une espérance de vie de 38 ans, contre 44,5 ans pour un cadre.]]. Un autre changement va s’y ajouter : les baby boomers (les classes plus nombreuses nées dans les vingt années qui ont suivi la Libération) commencent à arriver à l’âge de la retraite. Et enfin, ces générations ont fait moins d’enfants que les précédentes. La combinaison de tous ces facteurs va entraîner une augmentation importante du nombre des retraités (+ 42 % d’ici 2020, + 84 % d’ici 2050) et de leur proportion (les plus de 65 ans passeront de 16,3 % de la population en 2003 à 26,4 %, plus du quart, en 2050). Les centenaires, qui n’étaient que 261 en 1945, seront 165 000 en 2050…

D’où une augmentation importante du nombre des personnes âgées plus ou moins dépendantes, même si leur proportion semble rester stable (6,4 % des plus de 65 ans) et des besoins accrus en soins médicaux, maisons de retraite, etc., et financement [[Une allocation personnalisée d’autonomie a été créée en 1997, puis étendue en 2002, puis restreinte en 2003.]]. Au siècle dernier, le risque était de ne pas arriver jusqu’à l’âge de la retraite ; aujourd’hui, il est de faire face, bien plus tard, à la dépendance, et c’est ce changement de risque qui devrait inspirer les politiques de la vieillesse.
Cette situation fait surgir des questions difficiles à résoudre, qui sont loin d’être seulement techniques.

Les inégalités sont flagrantes, autant entre les catégories de population (sept ans de différence d’espérance de vie entre les femmes et les hommes, cinq ans entre les ingénieurs et les manœuvres) qu’entre les régimes de retraite [[Rappel significatif : en 1853, on distingue les fonctionnaires qui ont droit à la retraite à 60 ans (service sédentaire) et ceux qui peuvent partir dès 55 ans (service actif). En 1876, les instituteurs sont classés dans le service actif, ce qui se comprend quand on connaît leurs conditions de vie d’alors ; et avec eux, tous les fonctionnaires qui relèvent du premier degré, dont les directeurs, professeurs et économes des écoles normales, ce qui semble moins justifié.]]. Enfin, si les retraités ont aujourd’hui une situation bien plus enviable qu’hier, il y a à côté d’eux tous ceux qui ne touchent que le minimum vieillesse (588 euros), légèrement inférieur au seuil de pauvreté (602 euros, défini comme la moitié du revenu médian) ; ils sont 734 000, soit 23 % de ceux qui ne touchent que les minima sociaux.

Mais on se mobilise plus facilement pour défendre un statu quo que pour réduire ces inégalités.

On recule l’âge de la retraite, mais les entreprises préfèrent embaucher des jeunes plutôt que de conserver des salariés plus âgés, réputés moins performants. « Les préretraites à 55 ans, cela signifie la vieillesse dans l’entreprise à 50 ans », écrit Xavier Gaullier [[Xavier Gaullier, Revue Esprit, décembre 2003.]], et la plupart des salariés aspirent à partir en retraite dès que possible. Comme, en même temps, la durée des études s’accroît, « la France a les étudiants les plus âgés et les retraités les plus jeunes ».

Les mesures décidées ou annoncées pour la retraite n’assurent à l’horizon 2020 que la moitié des besoins de financement ; on n’a donc pas fini d’en reparler. Par contre, on attend toujours la grande politique de l’emploi. Et aussi une politique hardie sur la dépendance, qui devrait se déployer largement avec le nombre croissant de personnes très âgées.

Une grande partie des débats s’est focalisée sur le dilemme répartition-capitalisation, en oubliant qu’il faut plusieurs décennies pour que la capitalisation produise des revenus utiles. La retraite des fonctionnaires échappe à ce dilemme, puisqu’elle est un engagement de l’État, inscrit au Grand livre de la dette publique. Au-delà, on a trop peu compris que, comme souvent, il y a deux débats. L’un sur le financement : sources de ce financement, montant des pensions, répartition ou capitalisation, âge de la retraite, etc., toutes questions assurément importantes. Là, on ne dit pas assez que la réforme de 2003 repose plus sur des vœux que sur des certitudes (baisse du taux de chômage, maintien en activité des salariés proches de l’âge de la retraite au lieu de les pousser vers les préretraites,[[Une étude récente (Le Monde 19.10.2004) montre que seulement 38 % des salariés étaient encore en poste effectif au moment où ils prennent leur retraite ; les autres étant en préretraite, en chômage indemnisé ou en longue maladie.]] poursuite de l’augmentation de l’espérance de vie) et surtout qu’elle n’assurera que la moitié du financement nécessaire en 2020.

L’autre débat est le suivant : si les retraités ne produisent plus, ils consomment toujours, mais ils ne peuvent consommer que ce qui a été produit par les travailleurs actifs, selon leur nombre et leur productivité. Le nombre croissant des retraités, c’est, outre une demande médicale accrue, une demande plus grande de services, de déplacements et de tourisme, de logements adaptés, etc. ; dans certains secteurs, on voit poindre la pénurie, et partout on a trop négligé une approche prospective. Et le pouvoir d’achat des retraités pèse lourd dans la demande totale. C’est dire que la question des retraites est aussi une question des actifs.

L’évolution technique et économique fait qu’une même personne changera plusieurs fois d’activité au cours de sa vie professionnelle. Mais la formation tout au long de la vie se cherche encore, et la protection sociale reste organisée selon le cycle ternaire traditionnel : jeunesse- activité- retraite.

Enfin, notre société considérera-t-elle toujours la masse grossissante des personnes âgées sous l’angle de leur inutilité et de l’assistance qu’il faut leur apporter, au moindre coût bien entendu, ou voudra-t-elle valoriser le potentiel d’expérience, de culture et de disponibilité qu’elles représentent ? Quelle place saura-t-elle faire ou conserver aux jeunes retraités qui ont encore et pour dix ou vingt ans l’esprit vif et le corps alerte ? N’est-ce pas un gâchis des expériences et des compétences que de les remplacer systématiquement par des plus jeunes, que ce soit dans les institutions politiques ou les associations ? Mais ces plus jeunes doivent pouvoir entrer dans la carrière sans attendre que les aînés n’y soient plus, comme dit la Marseillaise, et y apporter un esprit de renouveau. Pour rester généralement implicite, cette sorte de lutte des classes d’âge n’en est pas moins préoccupante.

Au-delà des questions techniques, il faut se demander comment une retraite de longue durée peut ne pas être un temps vide, et comment aménager, pour les enseignants, le passage de l’activité à la retraite, ne serait-ce que pour éviter le gâchis de cette mise à l’écart brutale et totale de personnes ayant engrangé expérience et compétences.

Il resterait à étudier dans quelle mesure l’organisation de l’enseignement en classes d’âge est la meilleure, voire la seule formule possible, ou s’il ne faudrait pas, dans la perspective de la formation tout au long de la vie, valoriser les contacts entre générations différentes.

Marie-Claude Grandguillot, Jacques George, professeurs à la retraite.