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Les « petits coins à l’école ». Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires

Aymeric Brody, Gladys Chicharro, Lucette Colin, Pascale Garnier, Les « petits coins à l’école ». Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires, Éditions Érès, 2023

Si vous travaillez dans un établissement scolaire du premier ou second degré, vous n’avez pas pu couper à une ou plusieurs polémiques concernant les toilettes des élèves. Qu’il s’agisse de leur propreté, de leur salubrité, des dégradations qu’elles subissent ou des incidents dont elles ont pu être le théâtre… Personnellement, j’avoue une certaine fatigue devant la réapparition quasi systématique de ce point à l’ordre du jour du conseil d’école. Un thème qui, en apparence, est éloigné de mes préoccupations pédagogiques.

Or, ce livre sur Les « petits coins » à l’école, dont je recommande vivement la lecture, ouvre sur ce lieu des pistes de réflexion très intéressantes, grâce à une enquête aux méthodes inventives qui s’étend de la maternelle au lycée. On y trouve documentés les apprentissages sociaux et intimes qu’y font les élèves, le plus souvent hors de la présence d’adultes. Les quatre auteurs, chercheurs membres du laboratoire Experice, sociologue, ethnologue ou psychologue, sont coutumiers des recherches sur le terrain scolaire.

Le livre comporte cinq chapitres, présentant les résultats de cinq enquêtes, chacune sur un terrain de recherche différent, avec des techniques de recueil de résultats adaptées aux particularités de ce terrain. Pour chaque niveau scolaire : maternelle, primaire (maternelle et élémentaire), collège et lycée, enfants, parents et personnels de l’éducation nationale ont été interrogés.

Le livre s’ouvre sur l’enquête en maternelle, où la découverte des toilettes collectives se fait en même temps que l’apprentissage de la propreté. Les petits « accidents », très fréquents au premier trimestre, ne seraient pas un problème si l’on en croit les directrices qui ont participé à l’enquête. Mais en pratique, il est difficile pour les adultes de s’extraire du groupe pour aller changer un enfant et ce dernier devra attendre plus longtemps qu’à la maison. Les chercheures mettent à jour une tension entre le besoin d’accompagnement des enfants pour utiliser le matériel, s’habiller et se déshabiller, apprendre les gestes d’hygiène, et le temps que les adultes peuvent y consacrer.

Au problème du temps, s’ajoute le manque de considération pour ces tâches jugées dévalorisantes. Les ATSEM qui travaillent en maternelle, comme les agents d’entretien de l’école élémentaire, du collège et du lycée souffrent d’un manque de reconnaissance. Dans le collège qui a participé à l’enquête, cela va jusqu’à la colère et au refus de nettoyer les toilettes à une fréquence acceptable. Enseignants du primaire, surveillants et CPE invoquent, eux, la crainte des accusations de pédophilie, pour expliquer qu’ils évitent de passer du temps dans les toilettes.

Mal surveillées, parfois mal nettoyées, les toilettes scolaires, d’avis unanime, ne sont pas un lieu accueillant : dégradations, saleté, mauvaises odeurs… Les élèves sont nombreux à invoquer ces raisons pour expliquer qu’ils se retiennent de les utiliser, jusqu’à se créer des problèmes de santé. Mais s’ils ne les « utilisent » pas régulièrement, ils les fréquentent presque tous. On découvre en avançant dans la lecture, que grâce aux techniques d’entretiens collectifs, les enquêteurs ont recueilli des récits d’expériences très intéressants, rapportés par les élèves.

Un premier élément frappant, est le rôle des « petits coins » dans l’intégration des normes de genre et des stéréotypes. En maternelle, les toilettes sont communes aux deux sexes, mais la présence d’urinoirs, objet nouveau pour les petites sections, marque une distinction. Les petits garçons apprennent à « faire pipi debout et caca assis ». Cela n’est pas sans leur poser des problèmes : dès l’école élémentaire, les garçons expliquent qu’ils se retiennent de faire « la grosse commission » à l’école car s’ils utilisent une cabine, les autres « savent ce qu’ils font ». À partir de l’école élémentaire, les toilettes sont séparées et des stéréotypes apparaissent : les toilettes des filles seraient plus propres, sentiraient meilleur que ceux des garçons. Des jeux différents s’y développent et si les garçons visitent parfois les toilettes des filles pour les embêter, la séparation est de mise. Ces jeux n’ont plus cours au lycée.

Si la séparation par genre n’est pas remise en question par les élèves interrogés, le manque d’intimité est invoqué comme motif, avec la saleté, pour expliquer que l’on utilise le moins possible les toilettes scolaires. Dès l’école maternelle, certains enfants expriment un sentiment de pudeur qui les inhibe dans l’usage des WC, ne comportant que de petites cloisonnettes. D’autres, au contraire, se montrent curieux et désireux de voir les parties intimes des camarades de leur propre sexe ou de l’autre. À l’école élémentaire, au collège, comme au lycée, les portes qui ferment mal ou laissent un jour en haut ou en bas, la porte des toilettes ouverte sur la cour, laissant passer le froid, l’absence d’isolation phonique des cabines, font craindre des moqueries, des mauvais tours. Alors, on utilise les WC de l’établissement quand on n’a pas d’autre choix. Ce qui ne signifie pas qu’on ne les fréquente pas, mais plutôt que certains enfants préfèrent y faire autre chose que leurs besoins naturels.

En effet, l’absence des adultes dans les toilettes en font le lieu privilégié d’une sociabilité entre élèves qui échappe en grande partie à la surveillance. Des jeux s’y transmettent : le lancer de boule de papier mouillé, les acrobaties au-dessus des portes ou l’escalade de la plomberie. Dans le collège de région parisienne enquêté, les dégradations répétées, ainsi que des jeux dangereux (utilisation d’un briquet et d’un déodorant comme lance-flamme, par exemple) crée des tensions entre personnel d’entretien, vie scolaire et direction. Heureusement, les toilettes sont aussi des lieux pour les jeux calmes : les filles du collège s’y retrouvent pour y jouer aux cartes ou discuter à l’abri de la pluie. Au lycée, des connaissances s’y partagent, au sujet des règles, par exemple.

Je referme le livre, convaincue qu’il y a beaucoup à faire pour améliorer ce lieu, mais surtout, très surprise par la diversité des expériences que les élèves y font, souvent en dehors du regard des adultes. Le terme de curriculum caché, osé par les auteurs, me semble bien choisi. Une question se pose : n’est-ce pas salutaire, finalement, qu’il reste un coin, « les petits coins », où les élèves puissent échapper au regard des adultes et être simplement enfants ?

Maëliss Rousseau