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Les filles toujours fâchées avec les sciences ?

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L’idée que du sexe biologique découle un ensemble d’aptitudes ou de traits de caractère n’est pas encore révolue. Malgré un volumineux corpus de recherches, on trouve encore des chercheurs et chercheuses pour nous parler du sexe du cerveau. La « complémentarité » entre les sexes fait encore recette, curieuse complémentarité d’ailleurs car la répartition des habiletés est faite de sorte que les éléments du pouvoir se retrouvent toujours du côté des hommes, quels qu’ils puissent être. Que ces éléments changent d’une société à l’autre, – ou d’une époque à l’autre dans une même société – montre bien que chaque société institue sa propre définition de ce qu’est être un homme ou une femme. La division qui va nous intéresser ici est celle qui va réserver les sciences et techniques aux hommes, supposant les femmes naturellement incapables d’y réussir. Cette division est bien sûr conforme à la hiérarchie des valeurs qui déterminent les rôles sociaux des deux sexes : au xxe siècle, les humanités classiques ont cédé leur place prestigieuse aux savoirs scientifiques et techniques.

Des stéréotypes socialement construits…

Parmi les différentes explications avancées de la division sociosexuée des savoirs persiste l’idée qu’il existe une incompatibilité fondamentale entre les femmes et les sciences, ou entre les femmes et les techniques. Cette incompatibilité part du postulat que les femmes peuvent être réduites (et donc limitées) à leur sexe biologique, alors que les hommes ont la possibilité de s’en affranchir, de le transcender et de maîtriser la nature (y compris la leur). Cette prétendue opposition femme-nature/homme-culture a servi et sert encore de justification à tout un discours cherchant à naturaliser la prétendue inimitié entre femmes et savoirs savants, et plus particulièrement dans le cas qui nous occupe, entre femmes et sciences ou femmes et techniques.
Les longues constructions sociales de l’image des femmes d’une part et de l’image des sciences d’autre part ont abouti à la constitution d’un stéréotype féminin se composant essentiellement de caractéristiques affectives, peu valorisées socialement, rapportant les femmes à leur rôle d’épouse et de mère : docilité, sensibilité, émotivité, préoccupation des sentiments d’autrui. Alors qu’en parallèle se construisait une image stéréotypée du scientifique le décrivant comme ambitieux, combatif, audacieux, froid, indépendant, à l’esprit logique, rationnel, obsédé de l’objet au détriment de la relation, excluant de la sensibilité. En fait la description du scientifique type s’apparente pour de nombreux traits au stéréotype masculin, et on la retrouve dans de nombreuses enquêtes, que cette description émane d’un garçon ou d’une fille.
Par ailleurs, il y a à l’adolescence des choix bien plus importants que l’orientation et qui ont pour enjeu cette reconnaissance mutuelle. Il faut se prouver à soi et aux autres qu’on est bien une fille féminine ou un garçon masculin. La médiatisation de son image dans le regard des autres permet cette reconnaissance et les choix d’orientation servent alors à confirmer son identité sexuée et à établir ce qu’on estime valoir. L’orientation scolaire, c’est aussi – voire d’abord – un projet identitaire. On projette donc une image de soi dans l’espace habité par ceux qui exercent déjà ces professions. C’est-à-dire qu’on se compare soi-même avec les personnes constituant le prototype du métier et on regarde si les deux images peuvent se superposer.

… et largement entretenus par l’école

À l’école, ce que l’on apprend ne se limite pas au curriculum explicitement prescrit dans les programmes. La socialisation qui se joue jour après jour pour les garçons et les filles à l’école construit un second curriculum en dehors du parcours pédagogique, appelé curriculum caché. À travers la dynamique interactionnelle de la classe (enseignants/élèves ou interélèves), mais aussi par les manuels, des modèles culturels implicites reprennent les modèles traditionnels du féminin et du masculin et imposent aux élèves à leur insu des conduites et des choix de vie conformes à l’image que la société a de leur sexe.
De nombreuses études sont convergentes et montrent que le nombre et la nature des interactions entre les enseignants et les garçons en classe sont supérieurs au nombre d’interactions avec les filles en classes de mathématiques. De plus, les enseignants ont tendance à proposer des sujets qui intéressent davantage les garçons que les filles, car les garçons sont repérés comme éléments perturbateurs.
La vision qu’ils et elles ont des mathématiques est différente. Parce qu’ils ont intériorisé l’enjeu social, les garçons disent aimer les maths même s’ils rencontrent de sérieuses difficultés dans cette discipline alors que les filles peuvent ne pas aimer les maths même si elles réussissent. Les filles croient davantage à la « bosse des maths ». Être bon en maths serait un caractère inné : quand on est bon en maths, on est naturellement bon, on n’a pas besoin de réfléchir. Les enseignants encouragent involontairement cette croyance en ayant tendance à donner rapidement les résultats, sans toujours préciser qu’il faut réfléchir avant d’y parvenir. Alors quand les filles réussissent, elles soulignent leurs efforts. Les garçons aussi fournissent des efforts, mais comme il est infamant à leurs yeux de devoir travailler pour réussir, ils prétendront volontiers avoir réussi sans peine. Les enseignants se laissent convaincre par ce discours qui d’ailleurs ne heurte pas leurs convictions, puisqu’ils perçoivent de manière générale les garçons comme des sous-réalisateurs brillants, alors que les filles font du mieux qu’elles peuvent.

Un monde merveilleux d’élèves androgynes

L’école française baigne dans l’univers merveilleux de l’universel républicain. Depuis près de soixante ans, date à laquelle la mixité à l’école a été décrétée – à défaut d’être pensée – l’institution vit dans l’illusion d’un « universel de l’éducation et du savoir et de la croyance conséquente à l’égalité des chances entre les filles et les garçons » (Geneviève Fraisse). Si les recherches en sciences de l’éducation, tant nord-américaines qu’européennes, montrent de nombreuses différences de traitement entre les garçons et les filles, les enseignants comme les élèves refusent souvent d’admettre cette différence.
Pour autant, ces différences se manifestent quotidiennement, que ce soit par la plus grande réussite des filles à l’école jusqu’au bac, sans qu’elles n’en tirent de bénéfice social dans leur vie d’adulte, par l’orientation fortement sexuée dans l’enseignement supérieur ou professionnel, par le décrochage massif des garçons de milieux sociaux défavorisés ou encore par l’explosion de la violence sexiste et homophobe dans les collèges.

Isabelle Collet, Institut universitaire de formation des enseignants, université de Genève
Le site personnel d’Isabelle Collet


Bibliographie

duru_ecole_filles.jpgMarie Duru-Bellat
L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ?
Paris, L’Harmattan, 2004.
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conceptions_croyances.jpgLouise Lafortune, (dir.)
Conceptions, croyance et représentations en maths, sciences et technos
Sainte Foy, Presses de l’université du Québec, 2003.
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rapport_halde.jpgPascal Tisserant et Anne-Lorraine Wagner (dir.)
Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires
Rapport réalisé pour le compte de Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), université Paul Verlaine, Metz, 2009.
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Nicole Mosconi
La société, l’école et la division sociosexuée des savoirs
in Filles et garçons à l’école, une égalité à construire, F. Vouillot, Paris, CNDP : 49-63, 1999.