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« Les choristes », un cauchemar français
Régulièrement, le public plébiscite un film (Trois hommes et un couffin, Taxi, Amélie Poulain, Etre et avoir) qui révèle « quelque chose » de la société qui le consomme.
Aujourd’hui Les choristes [[France. Sorti en mars 2004. Réalisateur : Christophe Barratier. Scénario : Christophe Barratier et Philippe Lopes-Curval. Compositeur : Bruno Coulais. Avec : Gérard Jugnot, Clément Mathieu ; François Berléand, Rachin ; Jean-Baptiste Maunier, Pierre Morhange enfant ; Kad Merad, Chabert.]] réalise un double exploit : triomphe au box office (7,2 millions de spectateurs) et meilleure vente discographique pour la bande originale du film (plus de 250 000 exemplaires vendus).
Structure du film
Situation initiale : New York, de nos jours. Le chef d’orchestre français Pierre Morhange s’apprête à diriger un concert quand il apprend le décès de sa mère. De retour en France, après les funérailles, il reçoit la visite d’un ancien camarade, Pépinot, qu’il n’a pas revu depuis cinquante ans. Ce dernier lui confie le journal tenu par Clément Mathieu, « pion » dans la maison de correction (Le Fond de l’étang) où ils ont séjourné quand ils étaient enfants. Pierre Morhange adulte entame la lecture du journal.
Situation finale : France, été 1949. Mondain, le « méchant » délinquant s’est vengé en incendiant le centre. Le pion Clément Mathieu est licencié. Pierre Morhange enfant est pris en charge par sa mère, qui l’inscrit au conservatoire de musique de Lyon. L’administration chasse le « méchant » directeur. Le jeune orphelin Pépinot est adopté par Clément Mathieu ; par un beau soleil, un autocar les conduit vers un ailleurs non défini. Morhange découvre ce qu’il doit à Clément Mathieu.
Référence cinématographique explicite et références possibles
La communauté formée par de jeunes élèves a déjà été évoquée avec succès, par la fiction, dans Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933), Les disparus de Saint-Agil (Christian-Jaque, 1938) ou dans Au revoir les enfants (Louis Malle). Par ailleurs, un documentaire de Nicolas Philibert, Etre et avoir(qui décrit la vie dans une école primaire du Massif Central) a surpris les professionnels du cinéma en établissant le record des entrées en salle en 2002. Gérard Jugnot, en tant qu’acteur et réalisateur, a, lui aussi, une certaine expérience des sujets liés à l’enfance (Scout toujours et Monsieur Batignole).
Les choristes est l’adaptation de La Cage aux rossignols, film réalisé en 1944 par Jean Dréville et interprété par le très populaire Noël Noël, et par les Petits chanteurs à la croix de bois. Dans ce film, le héros est également « pion » (il aime la musique et a en charge des délinquants), mais il est aussi écrivain, et son roman, publié par épisodes dans la presse locale, lui permettra de devenir célèbre et de gagner le cœur de sa promise. Selon la synthèse effectuée par M. Bertin-Maghit [[J.-P. Bertin-Maghit, Le cinéma français sous Vichy, éditions Albatros, 1980.]] , historien, les films français de cette période présentent souvent des artistes, mais ces personnages sont le plus souvent marginaux, inadaptés, désargentés : il leur faut s’adapter pour participer au dénouement et s’intégrer ainsi à leur tour dans la nouvelle société proposée dans le cadre de la « Révolution nationale ». Le héros de La Cage aux rossignols y parvient fort bien (le public plébiscite le film) ; soixante ans plus tard, le film raconte un monde en ruines, mais le public plébiscite également le film…
Analyse du film
« Action, Réaction », c’est le résumé de la seule politique (basée sur l’oppression et l’injustice) que sait mettre en place le distingué et néanmoins brutal directeur du centre, M. Rachin. Les rapports humains sont détestables, aucune ouverture n’est possible : les plus faibles (les enfants, le père Maxence, figure « prolétarienne ») sont les principales victimes (blessures morales et physiques). M. Rachin gouverne avec légitimité et sadisme ; personne n’a les moyens ou la volonté de donner du « sens » à cette institution. Aucun projet, aucune perspective.
L’adhésion du spectateur « conservateur »
Cette société basée sur le maintien de l’ordre et la répression va tout de même être capable d’intégrer (sans les accepter !) les valeurs « humanistes » portées par le pion Clément Mathieu. Au final, l’administration, lointaine responsable du fonctionnement de l’établissement, va prendre la bonne décision et trouver une nouvelle légitimité en chassant ce directeur aux méthodes trop brutales. Pour ce groupe de spectateurs, la culture a pour fonction principale de pacifier les esprits ; elle permet de créer du lien social et d’abaisser les tensions sans remettre en cause les bases d’une politique « musclée », parfois nécessaire…
Le film reprend l’idéologie du « chacun à sa place » : le jeune prodige surdoué va connaître un destin exceptionnel. Il possède un « don » qui, par un biais détourné, sera valorisé. Au fond, Paul Morhange serait une parfaite illustration de la bonne marche de l’ascenseur social, de l’élitisme républicain, si le système éducatif proposé dans le film fonctionnait… À l’opposé, Mondain, le « méchant » délinquant qui n’a pas une tête d’ange, est « naturellement » et définitivement perdu pour la société (le gentil pion regrette simplement la disparition de son baryton…) Le reste des enfants et des adolescents a perdu toute agressivité par la pratique du chant choral : plus besoin de remettre en cause les bases de ce système politique qui fonctionne vaille que vaille. Le départ de Clément Mathieu est, lui aussi, tout à fait légitime, puisque son absence a permis à Mondain de détruire une partie du centre en y mettant le feu.
Le sacrifice final du pion qui, chassé, décide alors de prendre en charge le jeune orphelin Pépinot s’intègre parfaitement dans une tradition reconnue de charité chrétienne pleinement assumée. Le spectateur « conservateur » regrettera sans doute que la gentille serveuse, mère de Pierre Morhange, n’épouse ni le pion ni l’ingénieur qui la courtisait. En 2004, soixante ans après La Cage aux rossignols, la famille traditionnelle a disparu : ne restent que des individus, sublimes ou, en majorité, cassés, et tous désormais confrontés à une angoisse qui les affaiblit.
L’adhésion du spectateur « progressiste »
Quand la perspective de la Révolution s’éloigne, quand les communautés du Larzac se délabrent, doit-on pour autant cesser de vouloir faire bouger la société ? Pour ces militants de toujours, le libéralisme offre encore quelques strapontins : arts, médias, lettres ou journalisme. Clément Mathieu vient de nulle part, et il y retourne ! Il est porteur de valeurs totalement étrangères au milieu qui l’accueille : il est, comme le père Maxence, un des rares non-violents de l’établissement ; il souhaite transformer les jeunes qui lui sont confiés en les éduquant. Là est la limite de son engagement : si ponctuellement il lui arrive de devoir s’impliquer (gentilles remarques à l’élève qui lui chante Maréchal nous voilà !, utilisation du bois réservé au directeur pour permettre aux élèves de prendre une douche chaude, désobéissance pour continuer sa pratique chorale le soir, dans la clandestinité), s’il reçoit des soutiens implicites (son collègue prof de maths vient l’accompagner au piano, le père Maxence l’encourage) ou réels (le prof d’EPS l’aide à détourner le stock de bois du directeur), jamais il ne contestera le pouvoir auquel il est soumis. Il a pourtant l’occasion de valoriser ses méthodes auprès de la hiérarchie (la comtesse qui assiste au concert), mais il en laisse le bénéfice au directeur, M. Rachin. Clément Mathieu est un inadapté social (à son âge, il est encore « surveillant », et son expérience de prof de musique n’a pas été un succès. Ambitieux, il compose, mais sa musique n’est pas et ne sera pas reconnue). Certes, il apporte, par le chant choral, un « supplément d’âme » au groupe d’enfants dont il a la charge ; mais le film reste flou sur ses motivations profondes : garder un calme relatif qui lui permette de survivre professionnellement, ou changer véritablement le rapport des jeunes au monde ?… Il va réussir à transformer les « sauvageons » en choristes soudés et obéissants. Pour le spectateur progressiste, c’est déjà beaucoup.
Alors que l’enseignement dispensé par l’institution fonctionne à vide (cf. la séquence de l’élève interrogé sur les circonstances de la mort du maréchal Ney) il est à noter qu’au-delà du concert, la pratique de la musique ne sera d’aucune utilité sociale pour la quasi totalité des choristes : le spectateur ne sera donc pas étonné de constater leur disparition physique de l’écran (on ne les voit plus, on ne les entend plus, mais, tels des anges, ils envoient encore quelques messages d’amour sur Terre…). Ils sont « ailleurs »… car ils n’ont pas de place dans cette nouvelle société !
Au final, le « pion », militant culturel, a permis à un jeune français d’accéder au destin planétaire qui devait être le sien (un nouveau « J2M » artiste ?), mais Mathieu Clément n’est pour rien dans le départ du directeur ; son licenciement le laisse à nouveau sans projet, sans appuis. Son geste sublime (l’adoption du jeune Pépinot) est bien la marque de la générosité sans bornes qui caractérise les militants « progressistes »…
Le référent explicite : la France de l’après-guerre
Cette période (1947-1949) est marquée par la reprise de l’activité économique (plan Marshall) et l’instabilité ministérielle. Le Parti Communiste et la CGT raniment des luttes sociales (SNCF et mines) qui s’essoufflent rapidement : leur critique du monde occidental lance les premiers jalons de la période de « guerre froide ». La France s’embourbe dans son ancien empire colonial (début de la guerre d’Indochine). Misère, rationnement alimentaire et marché noir marquent la vie quotidienne des Français.
En 1945, la société française modifie son regard sur l’enfance délinquante : les pénitenciers et autres bagnes sont fermés.[[Marie Rouanet, Les enfants du bagne, Payot, 1992.]] Une révolte de grande ampleur s’est produite en 1934, à Belle-Ile en mer ; de nombreux intellectuels – dont Sartre – se mobilisèrent en faveur des enfants. Cette révolte inspira à J. Prévert un poème : la Chasse à l’enfant. [[Jacques Prévert, Paroles, Gallimard, Folio, 1972.]]
La délinquance juvénile a été aggravée par la guerre. Au tribunal pour enfants de la Seine, on enregistrait 4 500 cas d’enfants délinquants en 1938, et, avec une population sensiblement diminuée, 10 000 cas en 1943. Les délits les plus fréquemment relevés concernent les vols et le marché noir ; on constate également de nombreux cas de coups et blessures, d’escroquerie.[[Gilles Ragache, Les enfants de la guerre, Perrin, 1997.]] Henri Gaillac, inspecteur général de l’éducation surveillée tente d’expliquer l’augmentation de la délinquance : « L’exode favorise le vol dans les maisons abandonnées, le contingentement des denrées favorise le marché noir, le chômage général, l’absence de gouvernement reconnu par tous, et, à l’échelon individuel, l’absence du père favorisent le vagabondage des garçons et des filles ».
L’ordonnance du 2 février 1945 met en place une justice des mineurs aux principes entièrement nouveaux [[Nadeije Laneyrie-Dagen (sous la direction de), Les grands événements de l’histoire des enfants, Larousse, 1995.]] dont le pilier essentiel est un nouveau magistrat spécialisé : le juge pour enfants. Les mineurs ne peuvent faire l’objet que de mesures de protection, d’éducation et de réforme. Le texte demande au juge de s’appuyer sur les services sociaux spécialisés existant auprès des tribunaux pour enfants pour effectuer des enquêtes sociales sur la famille du jeune et pour établir son profil médico-psychologique. Pourtant, entre 1944 et 1948, on ne dénombre pas moins de six révoltes importantes de pensionnaires, dont une nouvelle fois celle de l’établissement de Belle-Ile.
Le référent implicite : la France de 2004
Handicapée par une croissance faible et contestée sur ses grandes réformes (retraite, sécurité sociale, décentralisation, statut des intermittents du spectacle) la majorité UMP/UDF/DVD va subir trois sévères déroutes électorales :
Élections régionales (mars 2004) : 38 % d’abstentions au premier tour, l’extrême droite recueille 16 % des suffrages ; 34 % d’abstentions au second tour ; le Front National est présent dans 17 régions et recueille plus de 3 millions de voix.
Élections cantonales (mars 2004) : 36 % d’abstentions au premier tour. Au deuxième tour, 33 % d’abstentionnistes ; le FN a rassemblé 21 % des voix dans les 278 cantons où il était encore en lice.
Élection européenne (juin 2004) : 57 % d’abstentions (le taux de participation le plus faible jamais enregistré !). Avec 9,8 % des voix, le FN envoie 7 eurodéputés à Strasbourg.
Ces élections sont donc marquées par l’émergence du « premier parti de France », celui des abstentionnistes. Élection après élection, le FN obtient d’excellents résultats dans l’électorat populaire : racisme et antisémitisme se répandent. Les « violences dans les banlieues » et les affaires de « foulard islamique », largement relayées par les médias, rendent encore plus difficile l’intégration des populations immigrées (pourtant ce sont des citoyens français à part entière…), reléguées dans de véritables ghettos urbains. M. Sarkosy, ministre de l’Intérieur, multiplie, les interventions sur le terrain et « rassure » l’électorat conservateur. Un nouveau poste ministériel, ambitieux, (le « Secrétariat d’État au programme immobilier de la Justice ») est créé. Tout un symbole…
Hypothèses de fonctionnement des Choristes : la France qui va tomber ?
La France des Choristes, comme la France de 2004, est en proie au doute et aux désillusions. Pourtant la situation économique de notre pays n’a pas grand-chose de comparable avec celle d’il y a soixante ans : nous sommes toujours, malgré notre chômage élevé (10 % de la population active…), un des pays les plus riches de la planète, mais nous avons du mal à trouver des repères dans un monde instable bouleversé par la Mondialisation (Comment ne pas être consterné par ces usines démontées clandestinement pour rejoindre des pays où les salaires sont misérables… Comment se résoudre à l’explosion de l’emploi précaire… Comment ne pas devenir le premier pays au monde pour la consommation de tranquillisants…) Le maintien de fortes inégalités entraîne certainement un regain de méfiance, mais la confiance, l’espoir ne sont jamais loin. Des « lendemains qui chantent », il n’est plus du tout question !
Méfiance : le discours politique a fini de faire rêver. L’élimination, au premier tour de la présidentielle de 2002 de Lionel Jospin, pourtant Premier ministre socialiste, et la présence au second tour de Le Pen, leader du Front National, puis les résultats des élections de 2004, tout cela indique que le corps électoral ne choisit plus un projet, mais qu’il se débarrasse des sortants, sans attendre grand-chose des promesses des nouvelles équipes. L’institution Le fond de l’étang et sa hiérarchie sont discréditées (l’État n’est qu’une machine à briser, inefficace). Rochin, le directeur est licencié, mais personne n’a plus la responsabilité des enfants (Pépinot, une nouvelle fois seul devant la grille du centre). La solidarité organisée n’existe plus : chacun veille aux intérêts de sa « tribu » ; la société dans son ensemble s’est enrichie, mais elle se perçoit surtout comme menacée, durcie et fragmentée. L’avenir est plus qu’incertain…
Le concept de « lutte des classes » est périmé : quelques professions libérales, quelques fonctionnaires, quelques prolétaires sont encore présents, mais les possédants et les grandes fortunes ont disparu de l’écran ! Seul Pierre Morhange semble encore appartenir (USA, pratiques culturelles) a un monde privilégié, mais c’est un travailleur, qui plus est dans un domaine artistique. Il ne sera pas désavoué, mais il devra céder la place de moteur du film à Clément Mathieu et à Pépinot, nouvelles valeurs, marginalisées certes, mais encore dignes, dans cette société qui a explosé.
Pour quelques « mal partis », le salut viendra de militants qui ont renoncé à « changer le monde », qui n’ont plus de projet politique global, mais qui croient à la possibilité d’apporter un peu bonheur à chacun (et qui rêvent paradoxalement d’un rôle planétaire pour la France, rôle qu’ils ne peuvent assumer, car ils n’ont pas le « don »…)
Clément Mathieu est de ceux-là, intellectuel (enseignant), artiste (musicien) et non-violent.
Confiance : dans la jungle de la compétition libérale, ne pourront être aidés que certains parmi les plus faibles (Pépinot) ou les meilleurs éléments (ils ont un « don ») de la classe moyenne, révélés et soutenus par ce qu’il reste d’élitisme républicain. La société ayant globalement disparu, le sort des autres exclus (les enfants prisonniers derrière leur fenêtre et le délinquant libre de perpétrer de nouveaux méfaits) n’a plus d’importance : dans une société qui n’a plus besoin de leur force de travail, ils oscilleront entre petits boulots et Restos du Cœur. L’individualisme prime, mais il doit être payé au prix fort : Clément Mathieu disparaît, sa musique reste inconnue ; la mère de Pierre Morhange renonce à épouser l’ingénieur qui la courtisait. Chacun est invité, en France, aux plus grands sacrifices, pour permettre à quelques-uns de nos représentants (qui ne sont peut-être même pas conscients des privilèges qu’ils ont reçus) d’exercer les plus hautes responsabilités, dans le pays qui, tout à la fois, sait reconnaître le talent individuel, ne connaît pas de crise et reste le plus ouvert aux arts : les États-Unis d’Amérique ! (plus que jamais notre idéal).
Spectateurs et citoyens français de 2004, nous nous déplaçons de moins en moins pour apporter notre caution à ce système insatisfaisant que l’on nomme démocratie, et nous n’hésitons plus, dans la patrie des Droits de l’Homme, à donner massivement nos suffrages à un parti ouvertement xénophobe. Nous, représentants de la classe moyenne et des milieux populaires, espérons secrètement qu’un Clément Mathieu découvrira un jour les merveilleuses et exceptionnelles aptitudes qui sont les nôtres (ou celles de nos chers enfants) et qui font que, même si nous sommes les seuls, nous serons « sauvés » et pourrons à notre tour traverser l’Atlantique pour rejoindre la tête de pont du monde civilisé : New York (on le voit bien, pas grand-chose de bien nouveau dans le ciel cinématographique hexagonal…)
Nous savons que le prix du pétrole bat chaque jour de nouveaux records et que les Chinois ambitionnent de produire un volume de déchets par habitant supérieur au nôtre, déjà ahurissant. Dans ce monde en folie, il va donc falloir engager de bien nécessaires réformes (ne pas renouveler les fonctionnaires, diminuer les acquis sociaux, aménager le droit de grève, favoriser l’initiative privée) si nous voulons conserver notre niveau de vie actuel, notre « rang mondial ».
Bien sûr, le sort de tous les perdants de la compétition libérale (dans le Tiers-Monde et dans les ghettos de nos villes, peut-être nous-mêmes demain, victimes d’un « accident de la vie ») exclus par ce système inhumain que nous soutenons nous attriste quelque peu : pour leur rendre hommage, car nous avons aussi bon cœur, nous pouvons acheter le disque de la bande originale du film, en écoutant, la larme à l’œil, leurs chants angéliques si mélodieux. Mais pour qu’il y ait des vainqueurs, il faut bien des perdants !
En guise de conclusion : ni Zinédine, ni ses frères et sœurs !
Les Choristes est sans doute l’un des films les plus politiques présenté cette année au public. Sa structure, son rythme, la psychologie des personnages, le choix des acteurs (Jugnot la bonhomie, Perrin très « chic », Jean-Baptiste Maunier l’angélisme) tout cela a été pensé pour négocier – au prix fort – dans quelques mois une diffusion, un dimanche soir, sur TF1 (avec présence d’un écran publicitaire lucratif de dix minutes au milieu du film…).
Et si, au-delà des premiers éléments exposés ci-dessus, le véritable intérêt des Choristes résidait dans ce « refoulé social » qu’il refuse de montrer aux spectateurs ?…
Extrait d’une interview du réalisateur du film :
« Avez-vous été tenté de transposer l’histoire à notre époque ?
C. Barratier : À aucun moment. Et ce pour une raison très simple : adapter aujourd’hui l’histoire d’un homme qui fait chanter des enfants, c’était en premier lieu se demander ce que seraient ces enfants de nos jours. Cela impliquerait d’aborder l’univers des cités, de la réinsertion, de l’intégration, de la délinquance, ce qui n’était pas mon propos… Il y a aussi le statut du personnage principal. Aujourd’hui Clément Mathieu serait un éducateur avec d’autres priorités, il n’aurait rien en commun avec un professeur de musique des années cinquante. »
On peut questionner ici ce point de vue : si Pierre, le jeune soliste « qui a la gueule d’un ange », s’était appelé Ibrahim ou Mamadou, si son apparence avait été moins… « typée », ses cheveux plus crépus, le succès du film aurait-il été le même (seraient-ils crédibles, les excellents Smaïn ou Sami Naceri dans un rôle de chef d’orchestre, issu des classes populaires, représentant la « grandeur de la France » devant la bourgeoisie New-Yorkaise) ?
Le métissage, dit l’honorable homme politique invité sur les plateaux de télévision, n’est-il pas la plus grande menace pour la France ? Chacun sait bien (et l’exprime dans le secret de l’isoloir) que l’Étranger est très souvent un délinquant ou un dealer potentiel !… Qui pourrait croire, alors qu’« une folle politique d’immigration massive a entraîné l’arrivée chez nous de plus de 10 millions d’étrangers du Tiers-Monde, avec des conséquences dramatiques sur le chômage, l’insécurité et le fiscalisme »,[[J.-M. Le Pen, La France et les Français d’abord, matériel électoral, campagne des présidentielles, mai 2002.]] qui pourrait donc croire que le rap contestataire des « quartiers » puisse rivaliser avec l’harmonie céleste du chant choral entonné par nos chères et éternelles « têtes blondes » auvergnates ?
S’il évoque des souffrances enfantines (violences, privations) et des événements graves (perte des parents, adoption), s’il charme les spectateurs par quelques refrains agréables et entraînants, le film Les Choristes renvoie par ailleurs brutalement dans le hors champ cinématographique et social – dans le néant – les jeunes français issus de l’immigration. À l’heure où l’on s’inquiète des menaces qui pèsent sur le devenir des « indigènes gaulois » les moins armés pour survivre dans la jungle libérale (les jeunes choristes auvergnats), le sort des « indigènes non gaulois » n’a plus la moindre importance, ils sont déjà absents de l’écran… (constatons ici que cette vision nauséabonde du monde est aujourd’hui tout à fait en phase avec la classe moyenne de notre pays : la compétition s’accentue, et nul n’est à l’abri – cadre ou ouvrier – d’une mise à l’écart, d’une exclusion. Les Français n’ont jamais autant consommé, accédé aux technologies les plus modernes, mais ils ont la « trouille » au ventre. Et c’est le « chacun pour soi ». Cauchemar !).
Avec ce premier film, cinématographiquement convenu et assez ennuyeux, M. Christophe Barratier nous a démontré qu’il sait parfaitement calibrer un produit cinématographique pour réaliser, au final, un « retour sur investissements » très lucratif. Il lui reste à prouver maintenant qu’il est un cinéaste, ce qui sera incontestablement plus difficile…
(Août 2004)
Gérard Hernandez
Professeur documentaliste
Collège Val de Charente
16 Ruffec.
gerard-hernandez2@wanadoo.fr