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Les avatars du désir de savoir
Les difficultés d’apprentissage sont à interroger à partir des éléments singuliers de l’histoire passée et récente de l’enfant, en fonction des conflits, énigmes et traumatismes qui auront pu entraver ou inhiber la volonté de savoir, le plaisir d’apprendre de l’élève. Sont en jeu des questions autour de la séparation, de l’interdit, du désir, de l’environnement familial. Mais notre hypothèse centrale est qu’il existe chez tout être humain un désir de savoir, une véritable pulsion de connaissance qui s’origine chez le tout petit enfant.
Quand Œdipe questionne le savoir
Wilfred R. Bion[[Wilfred Ruprecht Bion est un psychanalyste britannique qui s’est intéressé à la psychose. Il a également été un pionnier de la psychothérapie de groupe et de la psychanalyse groupale.]] confirme les énoncés de Mélanie Klein « Les racines infantiles du monde adulte » (1959), [[In Envie et gratitude et autres essais, Gallimard, 196 ; La Psychanalyse des enfants, PUF, 1959.]] selon laquelle la mère n’est pas seulement objet d’amour et de haine, mais aussi objet de connaissance pour l’enfant. Il postule une « pulsion de connaissance », épistémophilique, fonctionnant au même titre que l’amour et la haine.
C’est l’inconnu de l’objet qui donne naissance au désir épistémophilique et à la curiosité.
L’angoisse et la pulsion de connaître la mère s’amplifient chez l’enfant dès le deuxième semestre de sa vie, avec la découverte que celle-ci désire un autre que lui et qu’elle est l’objet du désir de cet autre. Ainsi « le désir de savoir sur le désir est au cœur du rapport du sujet à la connaissance »[[Bernadette Aumont, Pierre-Marie Mesnier, L’acte d’apprendre, L’Harmattan, 1992, 2005.]]. La situation œdipienne est celle où l’enfant ressent cruellement l’énigme de l’existence des deux sexes (Freud) et où il questionne sa place d’enfant par rapport aux deux adultes qui sont ses parents.
Cette pulsion de connaître l’objet, marquée par une curiosité avide, prend au moment de l’œdipe (3-5 ans) la forme d’une curiosité sexuelle insatisfaite sur les relations des parents entre eux, sur cette fameuse « scène primitive » au cours de laquelle l’enfant a été conçu. Scène imaginaire qui ne cesse d’interroger l’enfant sur ses origines. Cette période de l’œdipe inaugure à la fois l’accès à une organisation génitalisée (centrée sur les organes génitaux) et l’accès à la « castration symbolique », à l’inaccessibilité du parent de l’autre sexe comme objet sexuel. Il lui est interdit ! L’enfant est alors renvoyé à sa place dans les générations, à la nécessité de faire un travail de deuil lié à une double perte nécessaire : celle de la mère et celle de la toute puissance. Il découvre alors qu’il n’est qu’un enfant…
Devant l’interdit sexuel, l’enfant peut faire un refoulement massif de sa libido ou prendre d’autres détours.
Trois destins possibles de la curiosité sexuelle/intellectuelle
La pulsion épistémophilique se renforce de la pulsion sexuelle et subit avec elle la pression de l’interdit de savoir.
Ou bien elle est puissamment refoulée en même temps que la pulsion sexuelle, et elle disparaît en entretenant chez l’enfant une peur absolue de l’inconnu et de tout savoir à nouveau…
Ou bien elle est totalement sublimée, et le désir de connaître fait place à une curiosité intellectuelle désincarnée qui est elle-même sa propre fin.
L’être humain, dans son désir de savoir, se situe sûrement dans le dédale de ces trois destins, suivant son histoire, son roman familial, sa traversée de l’œdipe.
Affronter l’école
Grandir, c’est prendre de plus en plus de distance par rapport à ses racines, en renonçant progressivement à la relation privilégiée entre la mère et le bébé.
Penser, c’est aussi prendre de plus en plus de distance par rapport à son point de vue personnel. C’est envisager d’autres possibles en renonçant à l’exigence de son propre désir et accepter l’inconnu.
Mais que demande-t-on à un élève ?
De faire des acquisitions intellectuelles dans le cadre d’un groupe étranger à sa famille. C’est donc l’inviter à négocier bien des renoncements, bien des séparations. Ce travail intérieur engage ses parents ou ceux qui en tiennent lieu.
Pour être apte à s’éloigner, l’enfant doit se sentir en sécurité. Cette sécurité sera assurée par la qualité des soins et des relations qui ont entouré sa petite enfance. Encore faut-il, pour ce faire, que les parents aient des conditions matérielles et psychologiques suffisamment bonnes pour offrir disponibilité et sentiment de continuité de l’existence sur lesquels se construira le développement ultérieur de l’enfant. Si l’enfant n’a pas construit cette image fiable et permanente de ses parents, il n’aura personne à quitter ! Car pour se séparer, encore faut-il avoir quelqu’un à quitter… Toute sa vie sera alors une quête pathétique de parents qu’il n’a pas eus, recherche de séparation ou sentiment de vide sur fond d’émancipation impossible.
On imagine facilement comment l’enseignant peut être investi comme substitut parental, en lieu et place des parents, et comment il pourra être sollicité sur le mode « je t’aime, moi non plus ». Cela peut expliquer pour partie le comportement de ces élèves absentéistes, incapables de se séparer et de grandir.
Grandir ne se fait pas sans douleur
Est-il si facile d’accepter que nos enfants nous échappent, à nous parents, même pour une cause aussi noble que la scolarité ? « Vas à l’école, tu es un grand garçon, une grande fille, mais surtout reviens-moi vite !… » L’amour des parents pour leur enfant dit cela par toute sorte de langages. Aussi l’enfant peut-il vivre la situation sur le mode du paradoxe et de l’ambivalence de ses parents.
Apprendre en classe, c’est aussi montrer qu’on sait, face à une copie, face à un groupe de pairs, face au professeur. Cependant, on peut savoir et ne pas vouloir montrer que l’on sait. Mais aussi ne pas savoir et vouloir se montrer à tout prix. Plaisir subtil de retenir, de garder, de donner ou d’exhiber, ce qui fait peut-être revivre les conflits du tout petit enfant mis… sur son pot. Réussir ou échouer à l’école résulte pour une bonne part du jeu complexe de toutes ces forces qui entrent forcément en interaction avec les enseignants, les éducateurs et les réponses apportées.
L’échec scolaire comme révélateur du sujet élève
On peut considérer l’échec scolaire comme un symptôme. Comme tel, il a des significations multiples (sociales, psychologiques, intellectuelles…) Il rend compte des différents états du sujet. Illustrons cela par l’exemple de l’anorexie mentale.
Si le refus de se nourrir est de l’ordre de l’inhibition de la pulsion orale, ce symptôme condense plusieurs problématiques du sujet :
1. Le premier niveau (de surface) révèle le désir de se conformer à une norme sociale de minceur.
2. Mais cela renvoie aussi à l’ambivalence de la féminité, au refus d’acquérir des formes féminines.
3. Derrière cela apparaît la relation conflictuelle à la mère (angoisse de dévoration, etc.) Relation passionnée à la mère qui cache des pulsions de mort violente. Pour Lacan, « la demande de la mère gavante ne laisse pas de place au désir de se nourrir »[[Jacques Lacan, « La direction de la cure », 1958, in Écrits, Seuil, 1966.]].
De même, quand la pulsion de savoir est inhibée, le désir reste en rade. Comme l’anorexique mange du rien[[Jacques Lacan, notamment dans Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, 1956-1957.]], le sujet anorexique scolaire mettra toute son énergie à ne rien savoir.
Une des raisons les plus fréquentes de l’inhibition scolaire est à chercher du côté de la demande écrasante de l’adulte (parent, enseignant…) à travers les injonctions « mange » ou « apprends ». C’est par les demandes qui lui sont faites que l’enfant ou l’adolescent prend conscience du désir de l’Autre à son égard. D’où la question : « Mais que me veut-il ? Qu’attend-il de moi ? » S’il se voue à satisfaire la seule demande de l’Autre, il risque d’occuper un statut d’objet passif et de s’y trouver piégé.
Par ailleurs, apprendre et réussir, s’engager activement dans la réussite scolaire est souvent compliqué, car c’est pour l’adolescent assumer une position phallique et courir le risque de grandir trop vite, de prendre la place (symboliquement) du parent sans y être encore prêt.
Spécificité et paradoxe du désir d’apprendre à l’adolescence
L’acte d’apprendre implique au moins provisoirement de manquer et de dépendre de l’autre. Ainsi l’adolescent est confronté à la castration, à la frustration, à la perte du sentiment de toute puissance de l’enfance. Mais aussi à la dépendance et à ce qu’elle a de régressive.
Apprendre exige de prendre son savoir à celui qui l’enseigne, donc de rivaliser avec lui, de dépasser ses parents (réellement et imaginairement). Cela peut être vécu sur un registre inconsciemment agressif. Car l’acte d’apprendre engage la capacité d’utiliser pour son propre plaisir un savoir qui, en donnant accès à l’autonomie, éloigne de l’Autre dont on dépend (parent, maître, etc.) Le savoir nouveau peut participer à l’élaboration de la séparation, en ce sens il peut être vécu comme attaque et destruction du parent pour prendre sa place sur les plans symboliques et imaginaires. Ainsi si apprendre c’est dépendre (du prof, de l’attente des parents, etc.), à l’adolescence cette « histoire » est forcément paradoxale, voire potentiellement conflictuelle car l’adolescent est aussi sommé de développer son autonomie, de se séparer de ses premiers objets d’amour (parents). Là est le paradoxe : ce dont l’adolescent a besoin (parents, profs, éducateurs…) est aussi ce qui menace son autonomie… Combien d’enfants montrent qu’ils aimeraient tout savoir sans avoir à apprendre !… Probablement pour éviter la première étape, celle du recours à l’adulte qui sait et qui incarne ici et maintenant la dépendance.
Apprendre c’est prendre
Apprendre c’est donc accepter de prendre aux profs, aux auteurs, accepter de prendre ce que donne un adulte qui n’est ni père, ni mère, qui est un « étranger ». Si la relation avec les parents est surchargée d’amour, l’enfant aura du mal à recevoir une « nourriture » venue d’ailleurs et éventuellement menaçante.
A contrario, l’adolescence favorise les remaniements identitaires. La quête de nouveaux adultes de substitution favorisera l’investissement scolaire. Tout cela à condition que les enseignants ou éducateurs en acceptent l’augure et soient à même de supporter et d’accompagner ce paradoxe de l’adolescent.
Apprendre c’est rivaliser avec ses racines
Il arrive que les connaissances apprises soient éloignées de la culture familiale d’origine. Cela peut être vécu comme une coupure, parfois, inconsciemment, comme une trahison. Il peut y avoir de la culpabilité à « dépasser » les siens, de l’étrangeté à appréhender un monde différent, même si cela rend fiers les parents. Les élèves sont alors confrontés à un processus proche de celui de l’acculturation. Freud ne dit-il pas que « tout se passe comme si dans le succès, le principal était d’aller plus loin que le père et qu’il était interdit de le dépasser ».[[Sigmund Freud, Un trouble de mémoire sur l’Acropole, Lettre à Romain Rolland, janvier 1936.]]
La question des apprentissages, du désir de savoir, des échecs et ruptures scolaires condense plusieurs paramètres. Pour une grande part, les enjeux sont l’expression de l’histoire singulière du sujet, dans l’environnement qui l’a fait grandir ou qui l’a empêché de se développer. Dans tous les cas, à l’école, le désir d’apprendre et ses avatars s’incarne dans et à travers la relation à l’autre. Tout cela se met en musique dans la relation pédagogique qui n’existe qu’au sein d’une institution scolaire et donc d’un collectif. Aussi toute situation de rupture, de décrochage sera à interroger au cas par cas. Nous proposons de considérer qu’a minima rupture et décrochage sont des symptômes qui comme tels sont énigmatiques, si ce n’est qu’ils sont adressés à l’adulte de référence, enseignant ou éducateur.
C’est à travers une recherche de sens de ce symptôme que s’ouvre l’espoir d’un renversement de l’échec et d’un réaménagement du rapport au savoir.
Il va sans dire que le type de pédagogie mise en œuvre par l’enseignant, sa capacité et son désir à travailler en équipe au sein d’un collectif ont toute leur importance…
Alain Dibon
Psychologue clinicien