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Les avatars de l’« implication »
L’observation des dispositifs, les entretiens avec les acteurs de l’accompagnement scolaire, la lecture des documents produits dans tel ou tel site, suggèrent que la volonté d’impliquer les parents à tout prix ne va pas sans quelques ambiguïtés. On peut en signaler cinq, qui méritent d’être levées.
Première ambiguïté : on s’adresse souvent aux familles comme si elles étaient comparables et semblables, alors que bien des choses les séparent, en matière de conditions de vie et, surtout, de rapport à l’école et à la scolarité.
La diversité des familles dans leurs trajectoires…
Les trajectoires que les unes et les autres ont parcourues avant de parvenir là où elles sont aujourd’hui, dans cet emploi (ou absence d’emploi), dans ce quartier, dans cette école, sont des plus diverses. Comme le rappelle Abdelmalek Sayad, « un immigré est d’abord un émigré[[A. Sayad, L’ immigration ou les paradoxes de l’altérité, éd. De Boeck, université de Belgique, 1991.]] », c’est-à-dire que le processus de départ du pays d’origine, autant que les étapes et les modalités de l’arrivée et de l’implantation dans le pays d’accueil, sont des éléments essentiels qu’une appellation générique comme les « immigrés » conduit à méconnaître. Il est vrai que l’on sépare parfois, dans le discours, les Turcs des Portugais ou des Maghrébins, ou encore, parmi ces derniers, les Marocains des Algériens et des Tunisiens, et d’autant plus que des noyaux communautaires se sont constitués dans la cité ; mais n’est-ce pas remplacer une appellation générique par une autre ?
… et dans leur rapport à l’école
Deuxième ambiguïté : même si l’on note que, au moins dans les quartiers populaires, la pauvreté ou la précarité économique est souvent le dénominateur commun des immigrés comme des familles françaises, cela ne justifie pas une désignation indifférenciée des familles des enfants reçues à l’accompagnement scolaire. Des en-quêtes montrent que, même parmi les familles suivies par le travail social – pour des aides, des tutelles aux allocations familiales ou des mesures d’AEMO[[AEMO : assistance éducative en milieu ouvert.]] -, des différences très sensibles de conditions de vie, de rapport à l’avenir, de relation au monde envi-ronnant, d’inscription dans la société française, s’accompagnent d’attitudes et d’attentes significativement différentes face à l’école et à la scolarité.
Sans doute, un certain nombre de familles, engluées dans une vie quotidienne où tout est problématique, ont-elles peu de disponibilité et d’énergie à consacrer à la scolarité : ce n’est pas pour autant que toutes celles qui sont dans ce cas négligent les études de leurs enfants. Les propositions de participation à des rencontres avec des animateurs de l’accompagnement sco-laire, ou avec les maîtres, sont parfois pertinentes : l’école est un lieu si mal connu, si étranger à certains parents, que des médiateurs peuvent s’avérer utiles. Certains parents sont parfois demandeurs de ce type d’appui. Ceux qui répondent à ces invitations ne sont cependant pas nécessairement les plus éloignés de l’école, les plus dépourvus des moyens de suivre et de s’intéresser à la scolarité.
Intérêt pour l’école ou pour la scolarité ?
Il semble, et c’est la troisième ambiguïté, que, tant du côté des acteurs de l’accompagnement scolaire que du côté de l’institution, on ait longtemps volontiers assimilé l’absence de relations avec l’école à un manque d’intérêt pour ce que les enfants y font et à une incompréhension des enjeux de la réussite. Il semble également que cette idée ait assez nettement reculé, sans que, pour autant, une distinction utile soit faite. Les parents peuvent marquer le plus grand souci de la scolarité sans se rapprocher de l’école et des maîtres. Pour des raisons diverses (confiance dans les maîtres, absence de clés pour pénétrer dans ce monde de l’école, etc.), un certain nombre de parents ne fréquentent guère, ou pas du tout, l’école. Et alors ? Peut-on dire, sur ce seul indice, que la scolarité de leurs enfants n’est pas importante pour eux ?
Aider les familles ou les transformer ?
Derrière l’idée de rapprocher les familles de l’école, il y a, pour les accompagnateurs scolaires, comme d’ailleurs pour les maîtres, l’idée que c’est un canal d’intégration dans une société française où les populations n’ont pas trouvé, ou ont perdu, leur place.
Mais, et c’est la quatrième ambiguïté ou le revers de la recherche d’une aide à l’intégration, il pourrait bien y avoir là une tentative d’acculturation forcée. Car il n’est pas rare que ces efforts s’accompagnent d’un discours et de pratiques sur le fonctionnement familial. Pourquoi, par exemple, demander que ce soient les parents, plutôt que les grandes sœurs ou les grands frères, voire le père plutôt que la mère, qui viennent à l’école ou à l’accompagnement scolaire pour rencontrer les maîtres ou les animateurs ? Ne s’immisce-t-on pas, par là, dans le fonctionnement familial, au nom d’une idée plus ou moins explicite de ce qu’est le modèle familial légitime, et fécond en matière scolaire ? Et ne risque-t-on pas de sous-estimer gravement la division du travail qui s’opère au sein de chaque famille singulière, entre autres à propos du suivi de la scolarité, en fonction des compétences (scolaires, sociales) et du découpage du temps (professionnel, familial) de chacun de ses membres ? Pourquoi ne reviendrait-il pas à chaque famille de gérer elle-même le rythme de son intégration à la société française et de déterminer la distance qu’elle entend maintenir avec les modèles dominants dans les classes moyennes auxquelles appartiennent les enseignants et la plupart des accompagnateurs scolaires ?
Un avatar de la théorie du handicap socioculturel
Ce souci de l’implication des familles, qui part de la préoccupation de la réussite scolaire des enfants, finit par être omniprésent dans le discours des ac-compagnateurs scolaires ou des ensei-gnants, voire dans les dispositifs mis en place. Et c’est dans ce développement, parfois cet envahissement, plus que dans l’apparition de ce thème de l’implication des familles, que l’on peut relever une cinquième ambiguïté. N’est-on pas, insensiblement, passé d’une intention d’associer les familles et de leur permettre de maîtriser les différents aspects du processus scolaire (travail, orientation, etc.) à quelque chose qui ressemble fort à une injonction selon laquelle les parents devraient, de façon tangible, manifester leur intérêt pour l’école ou pour l’accompagnement scolaire s’ils veulent continuer à y avoir droit et à prétendre à un « droit à la réussite » ? Avec, bien entendu, l’idée que, si les parents ne s’impliquent pas, ils diminuent singulièrement les chances de leurs enfants ; et, autre façon de dire les choses, l’idée que, si les enfants échouent, c’est parce que leurs parents ne s’impliquent pas. Ce ne serait là qu’un avatar de la théorie déjà ancienne du « handicap socioculturel », qui situait dans le milieu social d’appartenance plutôt que dans les pratiques scolaires, institutionnellement organisées ou librement adoptées par le maître, les causes de l’échec sco-laire. Théoriquement très contestable, cette conception revient en pratique à charger considérablement la barque du côté des familles.
Aider les familles qui le souhaitent à se rapprocher de l’école et à suivre la scolarité des enfants peut être extrêmement utile. Le rôle que jouent, à cet égard, les dispositifs d’accompagne-ment scolaire est appréciable, mais à condition que cela n’aboutisse pas à transférer vers les familles plutôt que vers l’école, et l’école publique en particulier, les charges de la réussite des enfants de milieux populaires.
Dominique Glasman était en 1995 professeur en sciences de l’éducation à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne. Il est maintenant professeur de sociologie à l’Université de Savoie.