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Lecture littéraire et « observation réfléchie de la langue »

La « littérature jeunesse » entre officiellement à l’école ! Cette entrée qui a parfois pris des allures d’intrusion, c’est elle et presque elle seule que le ministère de l’Education nationale a mise en avant jusqu’ici : documents d’application sortis juste après les programmes, liste prescriptive (et contestée) d’ouvrages à lire et à faire lire… au point qu’on en oublierait presque deux choses. D’abord, le caractère officiel de cette entrée de la littérature dans les programmes du Cycle 3 ne doit pas éluder l’exploration, déjà bien ancrée, de la « littérature jeunesse » par certains maîtres souvent férus de ce champ éditorial. Ensuite, l’arrivée dans les programmes de la rubrique « littérature » s’accompagne de la disparition du « français » en tant que discipline scolaire, le versant non littéraire étant renommé « observation réfléchie de la langue ». Mais cette langue, où l’observer ? Dans les grammaires ? Dans les discours ? Et dans ce dernier cas, qu’en est-il du rapport entre lecture de textes littéraires et observation réfléchie de la langue ?
C’est cette question qui sera examinée ici, à travers la description d’un travail mené depuis longtemps déjà dans une école d’application agenaise. Le postulat de départ est que l’intérêt d’un texte est porté – entre autres composantes – par la langue qui l’énonce : il est presque toujours possible de discerner, dans un texte qui plaît, un fait de langue qui l’aide à fonctionner. Partant de là, il nous est apparu que les experts de l’écriture que sont les écrivains devaient être les plus à même de creuser les possibilités qu’offre la langue et de produire des textes qui les mettent en œuvre de façon topique. Pour cette nouvelle approche des faits de langue, nous avons privilégié le filtre de la théorie énonciative qui permet un véritable travail sémantique sans négliger les contraintes syntaxiques et leurs conséquences discursives.
La démarche de travail expérimentée jusqu’ici est la suivante :
– lecture attentive de l’ouvrage de « littérature jeunesse » choisi, repérage de faits de langue contribuant aux impressions produites par la lecture ;
– lecture du livre par les élèves, séquence de commentaire du texte faisant émerger certains effets produits par cette lecture ;
– séquence de prolongement destinée à faire apparaître le ou les faits de langue qui contribuent aux effets ressentis spontanément ;
– séquence de grammaire consacrée au fait de langue repéré, avec décontextualisation et élargissement.
C’est donc une approche de la grammaire en discours qui est proposée ici : les faits grammaticaux sont examinés en tant qu’outils linguistiques dont la portée sémantico-énonciative, souvent insoupçonnée, permet une nouvelle approche qui fait de la grammaire un discours sur l’usage et le sens plutôt qu’un assemblage de normes et de codes étrangers à la pratique langagière.
Cette démarche n’exclut pas un travail systématique sur la langue, au contraire : les deux sont complémentaires. En aucun cas la lecture des textes littéraires n’est un prétexte pour étudier un fait grammatical : ce sont les impressions de lecture qui conduisent à s’interroger sur les outils linguistiques que l’auteur a mis en œuvre pour produire tel ou tel effet. Cette configuration est la condition d’une grammaire textuelle qui ne renie pas la grammaire dite phrastique : à partir d’un texte qui fonctionne en tant que texte, on se demande quels aspects de la langue l’aident le mieux à fonctionner. L’expérimentation réalisée à Agen contribue à amoindrir, pour les élèves comme pour les enseignants, l’opiniâtre frontière entre la grammaire et le littéraire.

1. Langue et littérature. Des limites de l’exploration littéraire à l’école

L’idée première du travail mené est que derrière un texte qui plaît, on peut trouver un fait de langue qui l’aide à fonctionner. Au ras du texte, au fil de l’examen patient de la succession des mots, apparaissent des régularités dont certaines structurent l’écrit, lui donnent une couleur, un ton, un rythme qui lui est propre et qui contribuent à créer l’impression qu’en littérature plus qu’ailleurs, le tout est bien davantage, et bien autre chose, que la somme des parties. Nous avons décidé d’explorer les textes littéraires lus par les enfants, ceux de la « littérature jeunesse », en y recherchant les faits de langue (lexicaux, syntaxiques ou énonciatifs) qui contribuent le plus à l’originalité de leur fonctionnement ; il s’agit ensuite de mettre en place des dispositifs permettant aux élèves de prendre conscience de ces faits.
Nous travaillons la littérature, jusque dans ses dimensions les plus fines, sans pour autant oublier que l’adulte ne donne jamais qu’un point de vue qui est le sien et s’efforce de préserver la liberté interprétative des enfants. C’est, pensons-nous, par les discussions entre enfants, par des interrogations plutôt que par des réponses, que l’on suscitera la réflexion et le dépassement de la première lecture. En outre, il est clair dans notre démarche que le choix d’un livre doit précéder celui du fait de langue qu’il permettra d’étudier, et non l’inverse : c’est parce que j’aime un texte que j’ai envie d’y rechercher ce qui le fait fonctionner, ce n’est pas parce que je dois travailler tel point de grammaire avec mes élèves que je vais leur faire lire ce texte-là. En se tenant à ce principe, on cherche à éviter la transformation des textes en prétextes à l’apprentissage linguistique. En outre, notre choix de travailler la littérature n’exclut évidemment pas le recours à des supports variés, moins marqués stylistiquement.
Cette mise au point faite, passons à l’essentiel : j’ai choisi de présenter ici un exemple de lecture d’un texte littéraire pour la jeunesse, avec des suggestions de prolongements en observation réfléchie de la langue. En cohérence avec ce qui est exposé plus haut, les points de langue sont choisis parce qu’ils sont, pour ces textes-ci, des clefs interprétatives. Nous verrons ensuite que certains faits linguistiques exploités pendant la lecture littéraire, et qui pourraient apparaître comme difficiles à saisir pour des enfants de cycle 3, sont en fait des outils essentiels à la constitution d’un texte par une élève de Cours Moyen 2.

2. Moun, l’histoire d’un voyage dans l’espace et dans le temps

Le petit album Moun [[Rascal, Moun, ed. Pastel – Ecole des Loisirs. Illustrations de Sophie.]], écrit par Rascal et illustré par Sophie, est un court récit allusif et poétique. En voici le texte :

Lorsque Moun poussa son premier cri, la guerre ne se tut pas.
Dans le bruit et la fureur, elle détruisait tout sur son passage.
Le riz vint à manquer. Alors, son père confectionna une petite boîte pour envoyer Moun de l’autre côté du grand océan. Il y déposa leur premier enfant et leurs derniers espoirs.
La petite boîte contre leur cœur, les parents de Moun marchèrent enlacés jusqu’à l’océan. Perdus dans la nuit noire, ils attendirent que la marée haute et le vent du large emportent leur enfant.
Portée par l’écume et les vagues, Moun commença son long voyage.
Un matin de printemps, la petite boîte échoua parmi les étoiles de mer et les coquillages égarés. Face à l’océan, vivait un jeune couple amoureux. De la fenêtre de leur chambre, ils aperçurent la boîte de bambou sur le sable mouillé. Habillés en toute hâte, ils coururent main dans la main jusqu’à la plage.
Ensemble, ils coupèrent le cordon qui enlaçait la boîte. En découvrant le bébé aux yeux d’amande, ils surent que Moun serait leur premier enfant.
Petit à petit, les nuits de veille firent place au sommeil tiède et profond. Puis vint le jour du premier sourire.
Moun ne devait jamais se souvenir de son long voyage, des larmes et du fracas des bombes.
Un soir, ses parents lui annoncèrent l’heureuse nouvelle : Moun ne serait plus enfant unique.
Elle devint l’aînée de quatre frères et sœurs. Complicité, rires et bonheur émaillèrent la vie de la petite maison des dunes.
Quand elle fut grande, ses parents lui expliquèrent comment, par une matinée de printemps, elle était arrivée jusque chez eux. Et pourquoi ils l’avaient adoptée et aimée.
Moun était triste et heureuse à la fois. Quand les jours étaient trop gris, elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à la guerre et à ceux qui l’avaient mise au monde, puis confiée à l’océan.
Mais au fil du temps, Moun se rendit de plus en plus souvent au bout de la jetée. Elle savait à présent que de l’autre côté de l’horizon, on l’aimait aussi.
Un soir d’automne, Moun remplit la boîte de bambou de tout ce qu’elle avait aimé pendant ses années d’enfance.
Elle la serra une dernière fois contre son cœur et la confia à l’océan.

L’impression de sérénité qui se dégage du texte de cet album est renforcée par des illustrations pastel, à l’aquarelle, accentuant le contraste entre la gravité du thème et l’évidence légère de l’énonciation. La question principale, à la lecture, me semble être la manière dont est construite cette impression de légèreté poétique. Y répondre va permettre de s’interroger plus avant sur le sens du texte : de quoi parle-t-il exactement ?
La première réponse est : d’une adoption. Celle d’une petite fille asiatique – c’est ce que montrent les images et l’allusion au riz, par exemple – dont le pays est en proie à la guerre. C’est sur le mode métaphorique qu’est traité le sujet, avec un voyage en mer qui rappelle celui de Moïse et des parents adoptifs qui « coupent le cordon » liant la boite de bambou. L’amour est là, toujours : les parents de Moun « marchèrent enlacés jusqu’à l’océan », de l’autre côté duquel « vivait un jeune couple amoureux » ; meurtrie par son abandon, Moun finit par s’apercevoir que « de l’autre côté de l’océan, on l’aimait aussi » ; et la boite de bambou, que les parents de Moun serrent « contre le cœur » au début du long voyage, fera un retour symbolique après que Moun l’aura aussi serrée « une dernière fois contre son cœur ».
À la question de savoir de quoi parle ce texte, répondons d’abord : de l’adoption d’une petite fille, de sa vie et de sa nostalgie. À travers ces thèmes, un arrachement, un déracinement qui va être réglé par le retour au pays natal de ce que Moun en possédait, la boite de bambou, enrichie de « ce qu’elle avait aimé pendant ses années d’enfance » : concentré de ce temps de l’innocence, où elle ignorait son déracinement, et dont elle rend les symboles à ceux qui l’ont envoyée ici. Ce temps, ce pays ombrent le récit, lui donnent sa demi-teinte que reflètent les illustrations. Comment sont-ils rendus dans le texte ?
En observant la disposition des phrases, on s’aperçoit que pratiquement toutes commencent par un circonstant. Outre le sujet syntaxique, il faut donc inclure dans le thème phrastique [[“Dans la plupart des phrases, l’information – l’apport d’éléments nouveaux, qui font avancer le texte – est véhiculée à partir d’éléments connus ou supposés connus du lecteur, posés comme tels ; ce point de départ de l’énoncé sera appelé thème ; l’apport d’information sera appelé rhème.” (Combettes, 1983, p. 75).]] des propositions (« Lorsque Moun poussa son premier cri »), des groupes prépositionnels (« Dans le bruit et la fureur »), des adverbes (« Alors »), des groupes nominaux (« La petite boite contre leur cœur ») ou adjectivaux et participiaux (« « Portée par l’écume et les vagues ») qui disent la circonstance, l’entour de l’action exprimée par le verbe. Cet entour de l’action est mis en exergue comme pour signifier l’impuissance de la fillette et le fait que ce sont les éléments et les circonstances qui décident de son sort. La récurrence de l’inclusion des circonstances dans le thème phrastique peut aussi faire penser que le vrai sujet du livre, c’est le voyage : dans le temps (Moun passe de la petite enfance à l’adolescence) et dans l’espace, aussi bien géographique (de l’Asie à l’Occident) qu’affectif (des parents géniteurs aux parents adoptifs). Cette disposition concourt également au caractère poétique du récit : les circonstants servent d’ancrage aux phrases et les rythment, introduisant, grâce aux virgules, des pauses dans la lecture.
Dans ce dispositif remarquablement régulier, quelques phrases font exception. Rares dans la première moitié du texte, où l’héroïne est impuissante à décider de sa destinée, elles se font plus nombreuses par la suite. On peut y lire des étapes dans la vie de Moun :

Phrases
ne répondant pas à la structure
circ + GNS + GV
Etapes de vie correspondantes
Le
riz vint à manquer.
Il y déposa leur premier enfant et leurs derniers espoirs.

Moun ne devait jamais se souvenir de son long voyage, des larmes et du
fracas des bombes.
Elle devint l’aînée de quatre frères et sœurs.
Complicité, rires et bonheur émaillèrent la vie de
la petite maison des dunes.
Moun était triste et heureuse à la fois.
Elle savait à présent que de l’autre côté
de l’horizon, on l’aimait aussi.
Elle la serra une dernière fois contre son cœur et la confia
à l’océan.

Déclencheur
de la décision parentale.
Geste de mise en œuvre de la décision.
Vie nouvelle : ignorance des origines.

Stabilisation : vie de famille heureuse.

Effet de la révélation.

Décision d’assumer sa situation.

Geste symbolique d’assumation.

Dès lors, il est évident que la disposition phrastique joue un rôle important dans l’appréhension du texte. La disposition circ + GNS + GV peut s’interpréter ainsi :

« l’articulation, l’enchaînement des thèmes se fait sur des circonstants et, particulièrement, sur des circonstants temporels : le rapport sujet/groupe verbal est rejeté à un second niveau, à l’intérieur du rhème. Tout se passe comme si l’enchaînement était avant tout temporel : il ne s’agit plus de dire ce qui est arrivé au personnage, la suite des actions ponctuant alors le récit, la suite des phrases suffisant pour établir la chronologie, mais de préciser les moments, puis de dire ce qui s’est produit à un moment donné. » (Combettes, 1983, p. 77 – je souligne).

Cette interprétation correspond à l’effet produit par Moun : tout se passe comme si l’enchaînement était avant tout circonstanciel. Le thème, qui rassemble les éléments connus sur lesquels s’appuient les éléments nouveaux du rhème, est fait de marques spatio-temporelles. Cette disposition énonciative a pour effet de diluer l’action principale dans le contexte de déroulement de cette action, dont la rudesse se fait dès lors moins sentir. Couplée à l’ellipse, elle imprime à la thématique grave une douceur presque sereine. Elle contribue aussi à l’effet poétique en induisant un rythme énonciatif singulier et compense les effets de l’ellipse sur le plan de la cohérence du texte : l’existence de ce thème phrastique qui traverse le texte permet, est un agent de la cohérence thématique. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le texte réorganisé, chaque phrase répondant à l’ordre canonique GNS + GV + Circ :

La guerre ne se tut pas lorsque Moun poussa son premier cri.
Elle détruisait tout sur son passage dans le bruit et la fureur.
Le riz vint à manquer. Son père confectionna alors une petite boîte pour envoyer Moun de l’autre côté du grand océan. Il y déposa leur premier enfant et leurs derniers espoirs.
Les parents de Moun marchèrent enlacés jusqu’à l’océan la petite boîte contre leur cœur.
Ils attendirent perdus dans la nuit noire que la marée haute et le vent du large emportent leur enfant.
Moun commença son long voyage, portée par l’écume et les vagues.
La petite boîte échoua un matin de printemps parmi les étoiles de mer et les coquillages égarés. Un jeune couple amoureux vivait face à l’océan. Ils aperçurent la boîte de bambou sur le sable mouillé de la fenêtre de leur chambre. Ils coururent main dans la main jusqu’à la plage, habillés en toute hâte.
Ils coupèrent ensemble le cordon qui enlaçait la boîte. Ils surent que Moun serait leur premier enfant en découvrant le bébé aux yeux d’amande.
Les nuits de veille firent place petit à petit au sommeil tiède et profond. Le jour du premier sourire vint ensuite.
Moun ne devait jamais se souvenir de son long voyage, des larmes et du fracas des bombes.
Ses parents lui annoncèrent un soir l’heureuse nouvelle : Moun ne serait plus enfant unique.
Elle devint l’aînée de quatre frères et sœurs. Complicité, rires et bonheur émaillèrent la vie de la petite maison des dunes.
Ses parents lui expliquèrent quand elle fut grande comment, par une matinée de printemps, elle était arrivée jusque chez eux. Et pourquoi ils l’avaient adoptée et aimée.
Moun était triste et heureuse à la fois. Elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à la guerre quand les jours étaient trop gris, et à ceux qui l’avaient mise au monde, puis confiée à l’océan.
Moun se rendit pourtant de plus en plus souvent au bout de la jetée, au fil du temps. Elle savait à présent que de l’autre côté de l’horizon, on l’aimait aussi.
Moun remplit un soir d’automne la boîte de bambou de tout ce qu’elle avait aimé pendant ses années d’enfance.
Elle la serra une dernière fois contre son cœur et la confia à l’océan.

Cette transformation susciterait bien des commentaires : il est évident que la nature de ce que j’ai appelé rapidement des circonstants joue dans la facilité avec laquelle on permute les éléments des phrases (les groupes adjectivaux et participiaux apposés au sujet sont particulièrement rétifs à cette opération), permutation qui provoque parfois des constructions artificielles. Mais si l’on accepte de faire abstraction de ces bizarreries, on se centrera sur l’effet majeur, à mon sens, qui est celui de l’éparpillement, de l’impression d’événements non liés les uns aux autres. Car c’est bien là le constat final : les circonstants en tête de phrase jouent, dans ce texte, un véritable rôle d’outils de cohérence et de liaison interphrastique.
L’exemple donné ici illustre une possibilité de lecture d’un texte littéraire avec les outils relevant à la fois de la grammaire de texte et de la grammaire de phrase ; c’est par sa récurrence que la disposition thème-rhème, croisée avec l’Analyse en Constitutions Immédiats, provoque les effets que nous avons notés : caractère poétique dû au rythme d’énonciation du texte, dilution de la gravité des événements principaux dans leur contexte factuel, effacement du personnage principal en début de récit. Ce type de constat me semble doublement riche : d’abord, il donne à voir aux élèves une propriété de la disposition des phrases et légitime son étude en montrant que l’outil grammatical, utilisé d’une certaine manière, est porteur de sens ; ensuite, il permet un retour plus riche sur la compréhension du texte lui-même et de l’effet qu’il produit. Il constitue en outre une réponse à l’injonction des Instructions Officielles qui donnent, parmi les compétences devant être acquises à la fin de l’école élémentaire :

« Avoir compris et retenu que le sens d’une œuvre littéraire n’est pas immédiatement accessible, mais que le travail d’interprétation nécessaire ne peut s’affranchir des contraintes du texte. » (Bulletin Officiel de l’Education Nationale, Hors Série n°1, 14 février 2002, p.74).

3. Un texte d’élève…

Quelle est la faisabilité réelle de la démarche décrite ? Et surtout, la tâche proposée est-elle accessible à des enfants de cycle 3 ? La réaction des futurs Professeurs d’Ecole à qui a été présenté ce travail est souvent sceptique, les élèves n’étant pas soupçonnés a priori d’être sensibles aux faits énonciatifs très fins sur lesquels repose l’exemple donné ici. Plus encore, la grammaire de texte est d’une relative nouveauté pour les stagiaires en IUFM et l’effet de reproduction bien connu leur fait penser que l’assimilation de toutes les catégories relevant traditionnellement de la grammaire de phrase, qui ont structuré leur propre apprentissage de la grammaire, est nécessaire pour aborder, par exemple, la disposition thème-rhème, qu’ils ressentent souvent comme une classification subsidiaire sinon encombrante.
Par l’observation de productions d’élèves, on s’aperçoit que la disposition phrastique est parfois ressentie spontanément comme source d’effets sémantiques. En témoigne le texte de Bettina, élève de CM2 en région parisienne racontant son « meilleur souvenir de l’école primaire » (les segments sont numérotés par commodité) :

(1) Un de mes meilleurs souvenirs a été celui de la randonée pédestre. Nous sommes partis deux jours, seul sans les parents.
(2) Pour arrivés dans le petit chemin de campagne nous avons dût prendre le car qui nous attendaient à l’école, et il nous à déposés la où nous vouliont nous arrétés. Ensuite, toute la classe a commencés à marcher en direction de l’école où l’on nous attendaient pour passer la nuit.
Avant d’arriver nous nous sommes arrétés pour déjeuné.
Malheuresement, il c’est mis à pleuvoir et nous avons dût manger prés d’une grange où l’odeur ne nous enchantait pas trop.
(3) Le soir nous avons dinner dans la cantine et avons aidée le cuisinier à mettre la table ; le repas était très bon. (4) Enfin, la boom. Le moment que nous attendions tous avec impatience. La méga boom génial où l’on c’est bien amusés malgés les sept kilomètres qui nous avaient bien fatigués. (5) Aprés le dernier slop tous le monde a pûent visités le pays des rêves où l’on est restés jusqu’au lendemain matin et oû un petit déjeuné nous attendait en campagnie de M^Sabi et de Caroline.

L’organisation du texte permet de dégager : (1) l’introduction, avec rappel de la consigne ; (2) le récit du voyage ; (3) sur place, le repas du soir ; (4) l’événement saillant, la boom ; (5) la conclusion de l’événement. On ne peut que remarquer l’efficacité de la gradation rythmique et sémantique dans l’évocation de la boom :

Enfin, la boom.
Le moment que nous attendions tous.
La mégaboom génial où l’on c’est bien amusés malgés les sept kilomètres qui nous avaient bien fatigués.

Cette efficacité en soi est renforcée par le contexte à la fois rythmique et sémantique : le martelage créé par la prosodie, que redoublent la relation paraphrastique entre les deux premières phrases et la reprise du mot boom dans la troisième, provoque un temps d’arrêt dans ce texte où l’on n’a pas cessé, jusque là, de se déplacer.
En observant la progression thématique, on s’aperçoit que toutes les phrases des partie (2) et (3) commencent par un groupe circonstanciel marquant le plus souvent le temps : durée (pour arriver), étapes chronologiques (ensuite, avant d’arriver, après le dernier slow), organisation temporelle (le soir) [[Toujours selon Combettes (1983, p. 78), les groupes circonstanciels récurrents en tête de phrase “peuvent être considérés comme des éléments thématiques, dérivés d’un hyper-thème qui serait la durée de l’aventure”.]]. Un passage fait exception, la partie 4 (celle qui dit la boom), où les phrases verbales introduites par des circonstants font place à des phrases nominales.
L’analyse effectuée sur Moun est également pertinente ici : l’événement saillant, la boum, est linguistiquement décrit sur un mode tout à fait différent du reste du texte. À chaque début de phrase, l’égrainement du temps se répète et quand elle arrive, la boom est d’une évidence telle qu’elle s’énonce d’elle-même : l’utilisation de phrases nominales, rares dans les productions d’élèves, souvent bannies comme ne correspondant pas à la structure canonique sujet-verbe, est un renfort important de cette saillance. Le circonstant enfin, qui annonce l’événement, peut être compris comme portant sur les épisodes narrés mais aussi sur la narration (il est alors métadiscursif). Ce enfin, acmé du texte, constitue une borne scripturale qui introduit deux ruptures d’ordre grammatical : l’opposition phrases verbales/phrases nominales, le passage de thèmes circonstanciels à un thème objet-sujet. Il va de pair avec une évolution importante : à la randonnée pédestre où la pluie oblige à manger près d’une grange à l’odeur désagréable succède une visite au pays des rêves suivie d’un lendemain où un petit-déjeuner attend les enfants.
Ces rapides commentaires ont voulu montrer comment, à y bien regarder, on peut analyser le texte d’un scripteur débutant comme celui d’un auteur confirmé, pour peu que l’on accepte de le considérer comme un texte véritable, aboutissement – même provisoire – d’une écriture au sens plein du terme. En observant les différents états du texte et les ratures de Bettina, on s’aperçoit que la construction de son texte n’a pas été sans poser problème : Bettina a très vite parlé de « la boom », événement auquel son texte devait aboutir. Ce n’est qu’une fois cette boum énoncée que la scriptrice est revenue dans son texte pour le remodeler et mettre en place la structure phrastique que nous avons analysée. Il serait inutile de se demander si la récurrence des phrases circ + GNS + GV est ou non délibérée, et si la scriptrice a pesé la force des phrases nominales énonçant la boum. Cette question est aussi inutile que celle, souvent posée par les élèves, de savoir si Baudelaire a fait exprès ou non de faire sonner ainsi tel ou tel vers. Si l’on admet que la langue joue un rôle dans la constitution des textes, il suffit d’accorder aux scripteurs débutants un rapport à la langue complexe et polymorphe, comme l’est, nous le savons bien, celui des adultes et particulièrement celui des écrivains, pour supposer dans leur écriture des dimensions multiples qui débordent l’intention.

Conclusion : la part possible de ce type de travail au Cycle 3

L’expérience menée dans des classes de Cycle 3 à Agen montre que les faits linguistiques mis au jour pendant la lecture de textes littéraires et contribuant à approfondir cette lecture sont particulièrement bien repérés par les élèves, qui se montrent attentifs à ces faits longtemps après leur découverte. Il semble que le lien explicite entre compréhension d’un texte et approche des outils linguistiques mis en œuvre favorise une appréhension large de ces outils, qui sont alors mieux compris comme des formes inséparables du sens auxquelles elles contribuent. L’intérêt spécifique du texte littérairerésidedanscettesensibilitéparticulièredesécrivainsàlacongruenceentre des formes et dusens, congruence dans laquelle tous les scripteurs se retrouvent comme êtres de langage mais que la littérature met en œuvre de façon topique. Il semble important, dès la découverte du système de la langue, de mettre en rapport les différentes dimensions linguistiques pour éviter le cloisonnement entre morphologie et orthographe, entre syntaxe et énonciation, que l’on observe trop souvent. L’analyse de brouillons d’élèves, que je n’ai pu expliciter ici faute de place, témoigne d’une attention permanente des apprentis scripteurs à la langue dans toutes ses dimensions : l’exemple de la constitution du texte de Bettina (cf. Doquet-Lacoste, 2003b pour une analyse détaillée) montre que loin de transcrire naïvement une pensée déjà là, les scripteurs débutants travaillent avec la langue, travaillent la langue pour que de ce travail émerge un texte, imparfait certes mais fruit de leur réflexion de sujets énonciateurs. Dès lors, l’école peut devenir le lieu de l’explicitation des ressources langagières qui permettront d’affiner la perception et la production d’effets sémantiques.
Pour autant, est-il opportun d’organiser l’ensemble de l’enseignement de la grammaire autour de séquences de lecture littéraire ? Je crois que l’on peut affirmer que non, pour deux raisons. D’une part, comme je l’ai déjà signalé plus haut, tous les livres ne font pas apparaître de façon topique tous les faits de langue, et il faut absolument éviter que la lecture littéraire soit soumise à la programmation grammaticale : c’est l’inverse qui doit se produire, observer la langue à partir de lectures motivées par autre chose, pour que la démarche proposée ici reste efficiente. D’autre part, l’observation de faits linguistiques ne suffit pas à leur appropriation que seul assurera véritablement un travail systématique. Il est urgent d’affirmer que ce travail ne peut s’organiser autour d’une œuvre littéraire mais doit au contraire faire rencontrer aux élèves une grande diversité d’occurrences dans des contextes multiples. C’est la condition nécessaire pour que les observations puissent être transférées et surtout pour que l’œuvre littéraire ne perde pas son intérêt : l’ancrage de la grammaire dans la lecture (littéraire) n’a de sens que si elle est, précisément, au service du sens, ce qui requiert à la fois une grande circonspection dans le choix du ou des faits de langues dont un texte rend l’approche propice et une non moins grande retenue dans le recours à ce texte pour l’étude des faits de langue observés. À la question de savoir si le travail grammatical est soluble dans la lecture, je crois que l’on peut répondre que non, mais que l’étayage est double entre des impressions de lecture confirmées par l’observation raisonnée de la langue du texte, et des éléments grammaticaux dont l’approche s’ancre dans l’énonciation et le sens ; ce double travail, qui mêle idéalement respect du texte et souci de l’apprentissage linguistique, est le lieu d’une exploration des textes littéraire qui souhaite ne pas devenir, dès le cycle 3, une pure et simple exploitation.

Claire Doquet-Lacoste, IUFM d’Aquitaine, Equipe RES/Syled, Université de Paris 3.


Bibliographie indicative
AUTHIER-REVUZ, J. (1995) Ces Mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995. Tomes 1 et 2.
Commander cet ouvrage

BLANCHE-BENVENISTE, C., 1997, Approches de la langue parlée en français, Paris, Ophrys.
Commander cet ouvrage

COMBETTES, B., 1983, Pour une grammaire textuelle, la progression thématique, Paris et Bruxelles, Duculot/De Boeck.
Commander cet ouvrage

COMBETTES, B., 1987, « Linguistique textuelle et didactique », in CHISS, J.-L., LAURENT, J.P.,
MEYER, J.C. et al., Apprendre/enseigner à produire des textes écrits, Bruxelles, De Boeck Université, p.157-166.
Commander cet ouvrage

DOQUET-LACOSTE, C. (2003a) « Mise en texte et mise en graphie : séparation, intrication, interactions », Le Français Aujourd’hui, n°140, p.49-58.
DOQUET-LACOSTE, C. (2003b) « Et pourtant, ils écrivent ! Étude génétique de productions scripturales d’enfants de CM2 », Modernités, n°18, Presses Universitaire de Bordeaux, p.173-186.
ELZBIETA, L’Enfance de l’art, éditions du Rouergue, 1997.
Commander cet ouvrage

GRESILLON, A. et J.L. LEBRAVE (eds), 1984, La Langue au ras du texte, Lille, Presses Universitaires de Lille.
Commander cet ouvrage

RASTIER, F., 1987, Sémantique interprétative, Paris, PUF.
Commander cet ouvrage