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L’école sous le feu. Janvier et novembre 2015. Essai d’histoire du temps présent

Emmanuel Saint-Fuscien, Passés composés, 2022

Tout un groupe d’historiens français s’intéressent à ce que les guerres du passé ont fait à l’école de leur temps. En témoigne l’ouvrage collectif Les écoles dans la guerre. Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières, XVIIe-XXe siècles, sous la direction de Jean-François Condette (Septentrion, 2014). Emmanuel Saint-Fuscien a contribué à cet ouvrage avec un chapitre sur les instituteurs combattants dans la guerre de 1914-1918. Frappé par « l’analogie guerrière » à propos du djihadisme européen, il a eu l’idée de prolonger ces interrogations en cherchant à connaitre les impacts au sein de l’école des attentats de janvier et novembre 2015 à Paris.

Il a mené l’enquête en 2017-2018, en dépouillant la presse et autres sources écrites ou audio-visuelles et en recueillant des questionnaires auprès d’enseignants, contactés de proche en proche (au nombre de soixante-trois), et d’élèves (au nombre de 158, de 4e, 3e et 2de, appartenant à soixante-seize établissements à Paris, en province ou à l’étranger). Il a également réalisé des entretiens avec des cadres de la haute administration scolaire (dont la ministre de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem). Le recul des souvenirs recueillis par rapport à l’événement induit nécessairement des biais, reconnait l’auteur, mais la décantation collective mérite d’être connue.

Le tableau qui ressort des données recueillies est celui d’un contraste impressionnant entre l’image de l’école dans les discours médiaticopolitiques et la réalité vécue par les acteurs scolaires, enseignants et élèves.

Étonnamment, le discours médiaticopolitique a mis immédiatement l’école en procès, en janvier 2015, au motif que les tueurs avaient grandi en France. Tel ne fut pas le cas dans les autres pays européens victimes de tels attentats (Grande-Bretagne, Espagne, Belgique). Le ministère de l’Éducation nationale a répondu par une « grande mobilisation pour les valeurs de la République » autour de la laïcité, comme si la défaillance de l’enseignement à ce sujet pouvait rendre compte des tueries de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-Cacher.

En juillet 2015, le rapport d’une commission sénatoriale, signé de Jacques Grosperrin (UMP), sous le titre Faire revenir la République à l’école, donnait une image hyperbolique de l’échec imputé à l’école, et avançait des propositions proprement réactionnaires (retour au récit national, port d’une tenue d’établissement, exposition des emblèmes de la République, etc.), au nom d’un retour à l’autorité et d’une laïcité d’interdiction.

Ce qui s’est passé dans les écoles et établissements est très loin du tableau fantasmatique que dresse le rapport Grosperrin, et c’est le grand intérêt du livre que d’apporter, décantés par la mémoire mais néanmoins assez vifs dans le souvenir, des éléments d’information sur ce qui reste des évènements quelque deux années après leur survenue.

D’abord, il ressort des déclarations des enseignants que la mobilisation décrétée par l’administration au nom de la laïcité fut diversement appréciée. Seule une petite moitié des professeurs interrogés l’a trouvée pertinente, nombre d’autres trouvant que c’était du « blabla venu d’en haut » sans rapport avec le terrain.

En effet, l’enquête met en évidence le violent traumatisme que furent les attentats de janvier 2015 pour les enseignants. Les élèves en témoignent aussi, cela les a frappés : ils déclarent avoir vu leurs professeurs pleurer, regarder par terre, accablés par l’émotion. Les élèves, eux comprenaient mal, ils ne connaissaient pas le journal Charlie dans leur très grande majorité, et ils ont été dépassés par le deuil de leurs enseignants. « On se faisait petits, on rigolait surtout pas », dit l’un d’eux. Peur de déplaire aux enseignants, et parfois, pour les musulmans, peur d’être confondus avec les terroristes ou, pour les plus grands, anticipation d’une peur accrue de l’islam.

De cette peur, justement, les enseignants témoignent. Elle se mêla au lendemain des attentats avec l’angoisse de la rentrée, « qu’est-ce que je vais dire ? », – cette angoisse qu’avait rencontrée aussi François Héran dans les couloirs du Collège de France, et qui l’avait amené à écrire sa Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (La Découverte, 2021). Plus tard resta la surprise liée à la révélation de « l’altérité de leurs élèves ».

Les attentats de novembre 2015 (le Bataclan, les terrasses) ont impacté la relation pédagogique de façon très différente. D’abord les enseignants avaient eu le temps de préparer une réponse grâce au weekend, le ministère avait également mis en ligne des ressources, et l’épisode de janvier avait induit un apprentissage.

De plus, cette fois-ci, les élèves étaient enclins à compatir avec les victimes : des jeunes assistant à un concert. Alors que la différence générationnelle et culturelle avait empêché en janvier le deuil de « se vivre à parts égales », ce ne fut pas le cas en novembre. Les enseignants rapportent qu’il est arrivé que les élèves eux-mêmes demandent à faire la minute de silence dans la cour. Il n’y eut pas de perturbations, une « communauté de deuil » s’instaura, les émotions furent partagées.

Au total, l’enquête montre la réactivité des enseignants par rapport à « l’irruption de l’évènement guerrier ». Le pacte pédagogique (selon les mots de l’auteur), ébranlé par l’évènement, se réinstalla et la trace de l’évènement fut « pédagogisée » dans des débats (l’EMC venait d’être introduit) ou autres activités, comme le montre l’activité d’une classe de CP que son enseignante filma intégralement durant les mois qui suivirent. Même en janvier, finalement, le pacte n’avait pas été rompu, il avait été ébranlé : « Les enseignants durent réagir aux fous-rires, remarques déplacées. Les élèves durent composer avec l’émotion, la colère ou la tristesse de leurs enseignants. » (p. 192)

Ce constat permet une conclusion plutôt optimiste : « Élèves et enseignants témoignent d’une pédagogie coconstruite en présence, au cœur d’une institution qui, au regard d’une violence extérieure rabattue vers la guerre, a continué à rendre possible un être-ensemble. » (p. 194) Mais l’auteur corrige aussitôt : l’avenir n’annonce-t-il pas d’autres épreuves ?

Nous retenons quant à nous de ce livre le tableau de l’énorme fossé entre ce que le débat médiaticopolitique dit de l’école et la réalité de celle-ci (un constat d’actualité), et l’idée, dégagée des données recueillies donc étayée, que l’école est un système résilient de relations entre les personnels et les élèves. Même lorsque ces relations sont violentées par des évènements guerriers extérieurs, même en janvier 2015 lorsque les uns et les autres se sont découverts différents voire opposés, « l’être-ensemble » à longueur de journée produit des effets de connaissance mutuelle et finalement de reconnaissance. La relation se restaure dans l’action conjointe quotidienne des élèves et des enseignants et autres personnels.

Françoise Lorcerie