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L’école primaire, vue des coulisses. La culture professionnelle informelle des professeurs des écoles

Aksel Kilic, PUF, 2022

L’autrice rend compte d’une recherche ethnographique, en entrant dans les facettes de l’école les moins légitimes et vraisemblablement les moins prestigieuses ou avouables, en marge du discours officiel, dans le langage off de l’école, dans les « savoirs coupables ». On pénètre dans la confidentialité parfois « choquante » de ce que les professionnels échangent, partagent (parfois de façon divergente) à propos de leur lieu de travail, des interactions, des transactions qu’ils ont avec les divers publics de l’école. C’est dans l’intimité de la profession que l’on est plongé en tant que lecteur à partir d’observations participantes de longue durée. Ces observations ont eu lieu dans des temps formels et informels de la vie de l’école à partir de deux établissements contrastés (de taille et de publics différents) avec quarante-quatre entretiens semi-directifs d’enseignants. L’étude des coulisses est organisée en cinq chapitres : les cultures professionnelles, les stratégies pour contrer le manque de prestige professionnel, la construction du « nous » professionnel, des rapports aux usagers (parents, enfants) catégorisés, et la tension entre l’universalisme et l’ethnicisation au cœur de la difficulté professionnelle.

Sentiment de manque de reconnaissance

Le premier chapitre rend compte de deux cultures mises à jour, en suivant la typologie de Monica Gather Thurler à propos des modes de relations professionnelles entre enseignants : « la balkanisation » (école Louise-Michel, accords partiels, projets juxtaposés) et « la grande famille » (école Beauvoir, lutte pour la survie).

Le second chapitre analyse la présence d’un fort sentiment de manque de reconnaissance et « une blessure » de la profession surtout pour le premier degré. L’investissement et l’engagement professionnel dans les fêtes scolaires, ainsi que les transactions autour des cadeaux que les enseignants reçoivent, deviennent des éléments symboliques de reconnaissance du travail apporté auprès des enfants.

Puis, l’autrice montre comment le « nous » professionnel s’échafaude et à partir de quels principes. Tout d’abord, les professionnels portent une vive critique envers la formation universitaire et institutionnelle, en s’appuyant sur la conception que l’on se forme à l’interne, sur le tas, à partir des discussions et des interactions sur sa propre pratique entre les collègues. De même, pour ces enseignants interrogés, bien se former signifie passer par différentes écoles et évidemment par les REP (réseau d’éducation prioritaire), afin d’être stabilisé, cela à la manière d’une ritualisation.

Le « nous » professionnel se bâtit aussi en résistance à la hiérarchie, pour laquelle les enseignants montrent peu de respect et beaucoup de défiance. Rappelons qu’en France, les directeurs n’ont pas un statut hiérarchique mais ils sont considérés plutôt comme des primus inter pares, exerçant tout de même une influence formelle ou informelle sur le projet de l’école, avec des postures et des stratégies diverses. Le leadeurship se dessine diversement pour chacun des directeurs, avec des styles de management différents, que ce soit pour les enseignants à l’intérieur et à l’extérieur de l’école en fonction des publics et des demandes et exigences de la hiérarchie.

dilemmes éthiques

Le quatrième chapitre rend compte des rapports différenciés que les enseignants et les directeurs tissent avec les différents publics scolaires et plus particulièrement avec les parents issus des différentes catégories sociales. On retrouve une distinction forte de la culture professionnelle envers les parents des classes supérieures, ces dernières considérées comme trop intrusives voire revendicatrices au sein même de leur travail. Les parents des familles populaires sont considérés comme un public qui n’a pas tous les codes pour bien éduquer leur enfant, lui enseigner le bon comportement à avoir, voire les bons usages de la politesse. Pour certains enseignants, il serait bon d’initier ces parents-là à ces codes scolaires pour préparer l’enfant au monde de l’école. Les parents des classes moyennes seraient en connivence avec le monde enseignant et la culture scolaire. Elles se rapprocheraient de leur « client idéal / parent idéal et élève idéal », parce que ces derniers développent déjà dans le cadre familial des pratiques éducatives en continuité ou en osmose avec les pratiques éducatives scolaires et quasiment didactisées, fortement rentables pour l’école.

Enfin, l’autrice met en évidence les divergences au cœur de la culture enseignante concernant les tensions liées à la laïcité et ses interprétations. Les phénomènes complexes d’ethnicisation sont étudiés à partir des objets les plus courants dans l’école comme les préférences alimentaires, les fêtes religieuses, avec des interprétations qui risquent de mener à la discrimination et au racisme. L’autrice affirme qu’il existe des « processus de catégorisation ethnique qui servent d’indices professionnels dans le jugement porté sur les élèves » (p. 209).

Systématiquement, dans chacun des chapitres, le lecteur est embarqué dans les coulisses de l’école à travers de nombreux exemples soulignant la complexité de la mission de l’école, parfois à charge de l’enseignant, ce qui révèle un repli défensif du corps enseignant. Dans les extraits donnés, les professionnels expriment qu’ils font face à des dilemmes éthiques qui les travaillent de l’intérieur. C’est là que notre curiosité n’est pas suffisamment assouvie. Peut-on aller un cran plus loin pour mieux comprendre de l’intérieur comment les enseignants et les directeurs, les professionnels de l’école en général, même les mieux formés, font face à ces dilemmes ? Comment peuvent-ils s’en sortir tout en prévoyant le projet d’un travail qui n’est pas dans le registre de « l’indifférence aux différences », un travail qui permette à tous les enfants d’apprendre même à ceux qui sont les plus éloignés de ce que demande actuellement l’école ? La sociologie du dévoilement sur ces coulisses de la culture professionnelle, que nous connaissons désormais très bien par les nombreuses études même antérieures à celle-ci, montre beaucoup de signes de pessimisme. Ce qui ne doit pas nous empêcher d’y croire encore !

Andreea Capitanescu Benetti