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Le jour où j’ai remplacé Elisabeth Guigou

Les hasards d’amitiés anciennes m’ont amené à passer deux jours, en ce début de printemps, dans un de ces lycées de Seine-Saint-Denis qui ont signé, il y a maintenant six ans, une convention avec Sciences-Po pour faciliter l’entrée de quelques-uns de leurs élèves dans la prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume. Le samedi était consacré à la sélection de ceux qui iraient, en juin, défendre leur candidature devant les professeurs de l’IEP, et comme la députée de la circonscription, habituée de l’événement, avait eu un empêchement de dernière minute, il m’a été proposé d’intégrer le jury dont elle aurait dû faire partie. C’est donc au milieu d’une cinquantaine de professeurs, cadres du privé et élus que j’ai passé ma journée, à écouter les exposés de quelques-uns des vingt-huit candidats, position de choix pour découvrir cette expérimentation, qui avait depuis longtemps suscité ma curiosité.

Sortant de deux semaines de jury de TPE dans mon établissement normand, j’ai pu mesurer l’impressionnante efficacité pédagogique du dispositif Sciences-Po : la qualité de la prestation des élèves de banlieue, leur dynamisme, leur maîtrise du sujet étudié (chacun devait présenter une revue de presse sur une question de son choix), leur capacité à s’exprimer à l’oral étaient pour la plupart très au-dessus de ce qu’il m’avait été donné jusque-là d’observer. Au-delà du travail pédagogique lui-même (une préparation comparable aux TPE, dans un groupe de 30 à 40 élèves, à raison de deux heures par semaine durant l’année de terminale), c’est sans doute le sentiment d’être pris au sérieux, du fait de la présence d’un jury prestigieux et de la perspective d’intégrer une grande école, qui a conduit les candidats, généralement peu aidés par leur environnement (plusieurs sont issus de familles non-francophones vivant dans des conditions très précaires), à faire montre de qualités remarquables.

Bilan : 14 admissibles, dont 11 filles, sur les 28 candidats. On pense qu’un, deux, peut-être trois ou quatre d’entre eux finiront par rejoindre les 13 élèves que le lycée a réussi, en cinq ans, à placer à Sciences-Po. Mais, si méritoires que soient ces résultats, en termes pédagogiques comme en termes d’orientation, ils seraient d’un intérêt très limité si les choses s’arrêtaient là. Les conventions Sciences-Po ne seraient guère que ce qu’on leur a reproché d’être depuis le début : une opération publicitaire au service de leur promoteur, qui trace son chemin vers un ministère, et un moyen pour le système scolaire de se donner bonne conscience en prétendant que ces « exceptions consolantes » sont la preuve que l’ascension sociale est encore possible.

C’est oublier l’effet d’entraînement considérable que ce projet a eu sur tout l’établissement. En cinq ans, le taux d’accès en prépa a été multiplié par quatre, le nombre de mentions au bac par huit : quoiqu’on pense de l’intérêt des prépas et des mentions, ces chiffres n’en sont pas moins des indicateurs de ce que le rapport au savoir d’un grand nombre d’élèves s’est fortement amélioré. Des jeunes de banlieue ont retrouvé de l’ambition, de l’envie d’avoir leur place dans la société, de la curiosité et une volonté d’apprendre, ceux qui réussissent à l’école pouvant redevenir des modèles positifs pour leurs pairs. Et il va de soi que cela crée des dynamiques positives dans les classes, où un plus grand nombre d’élèves viennent désormais pour travailler effectivement.

C’est aussi oublier l’effet d’entraînement sur l’ensemble de l’équipe éducative. Car pour écouter Kevin analyser la crise du nord-Kivu, pour délibérer sur le cas d’Elsa qui connaît parfaitement son sujet mais maîtrise encore mal le français écrit, pour expliquer à Samia comment on convainc un jury (l’annonce des résultats est suivie de longues « confessions ») ou pour éponger les larmes de Fatou qui ne se voit pas annoncer à ses parents illettrés qu’elle, l’aînée de huit enfants et l’espoir de la famille, a échoué, cinquante personnes ont donné une journée de leur temps, tout comme plusieurs enseignants du lycée sont venus bénévolement tous les mercredis après-midis pour préparer le grand oral avec leurs élèves… qui ont bénéficié du soutien (là encore, bénévole) d’une trentaine de parrains recrutés dans des associations de cadres ou parmi des professeurs retraités.

La dynamique créée par l’atelier Sciences-Po amène bien des professeurs à travailler plus, sans pour autant gagner plus. Et ils en redemandent et n’imaginent pas un instant demander leur mutation. Mieux : certains ont monté, indépendamment du dispositif, une « expérimentation » (permise par l’article 34 de la loi de 2005), d’abord sur quelques classes de seconde tirées au sort, aujourd’hui en première et en terminale aussi. L’horaire hebdomadaire de cours est réduit de quatre heures, pour banaliser une demi-journée où deux à quatre professeurs retrouvent leurs élèves pour monter avec eux des projets interdisciplinaires, des voyages d’étude, des rencontres avec des personnalités du monde de la culture, de la politique ou de l’entreprise… Les élèves qui bénéficient de cette expérimentation (nullement sélectionnés, rappelons-le) n’ont pas au bout du compte des résultats très supérieurs aux autres. Mais tous leurs professeurs reconnaissent qu’ils sont plus autonomes, plus curieux et… plus contestataires.

Certes, on n’est pas dans l’utopie des « classes nouvelles » ou de l’autogestion. Mais si on avait trouvé là un levier pour commencer à changer l’école, cela vaudrait peut-être la peine de s’en saisir…

Yann Forestier, Lycée Le Verrier, Saint-Lô (50).
yann.forestier50@wanadoo.fr