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Le bébé de S…

Dans la société ouest-guyanaise, et par conséquent dans son école, l’inégalité est partout. Les inégalités économiques, les inégalités sociales, en matière de logement, de santé, d’accès au droit, les inégalités de statut juridique (la situation géopolitique multiplie les immigrations), les inégalités sexuelles, les inégalités devant l’histoire (entre descendants de marrons, de colons, de créoles, mais aussi des peuples autochtones), les inégalités de traces (l’imaginaire du bagne est aujourd’hui moins menacé que la culture des Bonis ou des Wayanas), toutes ces inégalités se superposent, s’enchaînent, et finissent presque par….s’harmoniser ! A tel point que les réponses institutionnelles ou privées, elles-mêmes inégales, qui vont de la débrouille au lobbying, y compris ethnique et parfois religieux, s’articulent souvent sur des entorses au droit républicain, entorses euphémiquement appelées : « l’exception guyanaise » ! Surtout, elles ne sont que rarement des réponses durables.

Que peut encore l’école dans un tel contexte ? Est-elle encore héritière d’une utopie égalitaire et cet héritage est-il compatible avec les inégalités de conditions d’exercice du travail d’élève. Comment peut-elle, conformément à ses principes fondateurs, réagir pour ré-injecter un peu d’égalité entre les élèves ? Car bien sûr, le concept d’égalité des chances est ambigu, mais l’école peut sans doute encore donner sa chance à l’égalité et en enseigner la valeur.
D’abord, avant tout, en scolarisant les enfants, quelque soit leur parcours antérieur, et ce n’est pas encore le cas de tous en Guyane. L’observatoire de la scolarisation créé dans l’académie montre une progression quantitative régulière de la scolarisation même s’il reste difficile de l’évaluer efficacement. Tous les enfants guyanais ne sont pas encore scolarisés et les inscrits ne fréquentent pas tous régulièrement l’école…
S…, une de mes élèves de 3ème, a été scolarisée pour la première fois à l’âge de 15 ans. Ses parents, originaires du Suriname tout proche, qui avaient choisi de venir en France pour des raisons économiques, de sécurité, mais aussi pour que leurs enfants accèdent gratuitement à l’école, s’étaient, dans un premier temps, installés dans un lieu d’où l’école n’était pas accessible. Elle est donc entrée pour la première fois dans le système scolaire dans un collège de Saint Laurent, en 6ème, conformément au projet de ses parents. Aura-t-elle bénéficiée pour autant des mêmes chances que les autres élèves ? L’objectif de la CLA-NSA (classe d’accueil pour élèves non-scolarisés antérieurement) qu’elle a fréquentée pendant deux ans est de permettre aux élèves d’apprendre le français et d’acquérir les connaissances de base correspondant au cycle 3 de l’école élémentaire (circulaire 2002-100 du 25 avril 2002), c’est-à-dire précisément de remettre les élèves sur un pied d’égalité à l’entrée dans le collège. Après cinq ans d’école, S…, suit l’enseignement d’une 3ème générale, dans laquelle elle continue à récupérer des compétences que ses camarades ont acquises à un autre moment de leur parcours. C’est-à-dire que c’est en acceptant que sa progression soit différente que l’école a réussi à traiter S… avec égalité.
Trois principes exigeants conditionnent cette réussite :

  1. L’accès au sens
    Nos élèves sont souvent polyglottes. Ils parlent une langue familière, un bushinenguétongo, ou un créole, antillais, haïtien, une langue amérindienne, ou le portugais du Brésil, ils parlent parfois le néerlandais, qui est la langue officielle du Suriname, et ils parlent le français. Car ils ont été et sont scolarisés et socialisés en français. Cependant, il n’existe pas une seule francophonie et il convient d’ajouter que l’exclusivité orale des traditions complique l’accès au français écrit, dont l’artificialité est ici très forte. C’est donc logiquement que l’attention doit être renforcée quand l’accès au sens passe par la lecture. L’usage du dictionnaire, d’un lexique des consignes, la reformulation, l’utilisation initiale d’un français simplifié sont d’une grande utilité.Le français n’est la langue de scolarisation de S… que depuis cinq ans, elle doit donc prolonger son apprentissage du métalangage scolaire, accroître son lexique et intégrer des structures phrastiques et textuelles de plus en plus complexes, ce qui a nécessité de réfléchir à une progression annuelle de ces acquisitions. Elle recourt de plus en plus rarement à une interlangue et sollicite désormais des reformulations en français. Le temps de décodage et d’appropriation des consignes est un peu plus long pour elle et il faut en tenir compte.
  2. L’accès aux connaissances
    Nombreux sont les élèves qui reçoivent encore des enseignements traditionnels, à la fois en terme de savoir-faire et en terme d’imaginaire. La place qu’occupera tel ou tel savoir scolaire dans l’ensemble des connaissances de l’élève est un grand enjeu éducatif. Et si les déplacements, l’urbanisation, la scolarisation, ont commencé à modifier en profondeur les représentations culturelles traditionnelles, nos élèves doivent être aidés dans cette mutation. Ainsi, par exemple, la représentation que l’école propose à nos élèves de leur parcours personnel, est marqué par des égalités de fait : entre filles et garçons, aînés et autres membres de la fratrie, élève de telle provenance ou de telle autre. Mais ces égalités contredisent parfois l’héritage traditionnel et les obligations socio-économiques des familles. C’est un chantier complexe et long à conduire, qui demande sans doute de renégocier explicitement le contrat passé entre les familles et l’école, et c’est une situation que nos élèves vivent parfois avec une douleur à laquelle nous ne saurions les abandonner sans assistance.
  3. L’accès à une suite
    La faiblesse du développement économique local interdit pratiquement de projeter une réussite professionnelle, et socio-économique, sans quitter l’environnement immédiat. Il n’existe pas de formation post-bac à Saint-Laurent. Il faudrait là encore instaurer des dispositifs permettant à chacun de construire une relation productive à l’espace local tout en préparant sa mobilité. L’école a besoin de partenaires pour préparer également tous les élèves au voyage futur et au retour éventuel. Ces partenaires qui pourraient constituer une sorte d’agence de voyage de formation, n’existent pas encore et le projet n’est pas à l’ordre du jour. Les élèves qui quittent Saint-Laurent, voire la Guyane, ne le font que par leur propre moyens et n’envisagent que très rarement de venir y réinvestir leurs compétences futures. Aujourd’hui, S… hésite : elle souhaite s’orienter vers un BEP dans un des LP de Saint Laurent. Mais elle souhaite aussi quitter au plus vite sa famille. Car elle a aujourd’hui 20 ans, elle est une jeune adulte qui aspire à une autonomie légitime que ni elle ni sa famille n’ont les moyens de lui offrir.

Dans quelques semaines, S… va passer le brevet des collèges. Elle s’y prépare avec le plus grand sérieux et une sorte de crainte devant ce premier examen. Avec le plus grand courage aussi, car S…attend un bébé. Elle devrait devenir maman dès début juillet. Quand on lui demande comment elle compte s’organiser pour la poursuite des ses études, elle donne des réponses concrètes qui montrent qu’elle y a pensé avec le papa, que son projet est construit et solide. Elle sait que ça ne sera pas facile et elle voudrait mieux connaître les structures sociales susceptibles de l’aider. Mais, après tout ce parcours, qui montre combien l’égalité n’existe que si l’on prend en compte l’exception, sa gentillesse et sa force sont désarmantes. Et surtout, elles imposent à l’enseignant de tout faire pour que son bébé, bénéficie, lui aussi, dans l’avenir, de chances égales.

Laurent Schmidt, professeur de français , Saint-Laurent du Maroni.