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La vivacité de la langue en héritage

Il est des personnages qui ont marqué leur époque, ont tracé un sillon pédagogique sans artifices. Paul Rivenc, pionnier de l’enseignement de Français langue étrangère (FLE) appartient à ceux-là. Raconter son histoire, c’est parcourir le chemin de l’éducation en empruntant de temps à autre des chemins buissonniers.

Je ne connaissais pas Paul Rivenc, tout comme Catherine Mendoça Dias, l’enseignante de FLE qui m’a donné envie d’écrire ce portrait en m’envoyant ces mots : « Me concernant, je ne connaissais pas Paul Rivenc personnellement (seulement en bibliographie…), mais je trouve son parcours marquant tandis qu’il me semble toujours un peu étrange que partent dans l’ombre épaisse des personnalités emportant avec elles des histoires qui se diluent dans les mémoires, voire des maillons épistémologiques. » Sa rencontre à titre posthume a confirmé le propos.

Marie-Madeleine Rivenc, sa seconde épouse, Daniel Coste et Pierre Escudé, universitaires en didactique des langues et amis, m’ont raconté l’homme et l’enseignant, le défricheur et le transmetteur, avec dans leur voix l’émotion contenue d’une disparition proche.

Il est né dans les tumultueuses années 20 à Carmaux, la contrée de Jean Jaurès, entre esprit républicain et dominante catholique. Fils de paysan, l’école l’a mené doucement vers l’Université. Très tôt, il est remarqué par ses maîtres et les cahiers d’écolier retrouvés par sa veuve dans le grenier en portent la trace, « un trésor familial » nous dit-elle.

Bilinguisme et Résistance

Enfant, il parlait occitan comme une langue à part entière, apprenant le français en lisant La Dépêche du Midi sur les genoux de son grand-père. Ce bilinguisme de naissance, il l’a vécu comme une richesse, un passeport pour accéder à d’autres langues, d’autres cultures qui se partagent en premier lieu à l’oral et dans le quotidien. Pendant la guerre, il a fait partie de ces jeunes héros inconnus, de cette « petite armée des ombres », messager à 15 ans, maquisard à 17. Peut-être est-ce là qu’il a connu l’éducation populaire et pris goût à cette approche de l’apprentissage, où le savoir foisonne dans toutes les aires de la vie. Il a pris ensuite le chemin du lycée, bénéficiant d’un statut de boursier et d’élève maître. Diplômé de l’École normale de Saint-Cloud, il enseigne pendant un an à l’École normale d’Évreux, puis ses pas et des rencontres propices l’amènent à Paris.

La décolonisation s’annonçait, et avec elle le risque d’un déclin de la langue française dans le monde. Elle était plutôt l’apanage d’une élite et sa démocratisation était un enjeu. Stéphane Hessel œuvrait pour cela au ministère des Affaires étrangères. L’idée d’élaborer un corpus oral pouvant constituer une base d’apprentissage du français est proposée par Georges Gougenheim, chargé de superviser le travail. Paul Rivenc en devient vite la cheville ouvrière et mène l’enquête.

Le « français élémentaire », vite rebaptisé « français fondamental », suscite de vifs débats, des polémiques violentes, sur la méthodologie de l’enquête mais aussi pour des raisons politiques à la fois de la part de la droite conservatrice et des communistes. Les premiers dénoncent un français dénaturé, un oral relâché, les seconds un français au rabais destiné aux colonies. « Le travail sur l’oral touchait à l’idéologie de la langue, aux représentations par rapport aux langues et au rapport entre l’oral et l’écrit », explique Daniel Coste.

Privilégier l’oral

Cependant Gougenheim et Rivenc créent le Centre de recherche et d’études pour la diffusion du français (CREDIF). Avec Guberina, Rivenc élabore la méthodologie structuro-globale audiovisuelle (SGAV). Leur approche privilégie l’oral, s’ancre dans les usages plus que dans la fréquentation des grands textes, une vision inconcevable dans les années 50 où l’élitisme prédominait. La méthode qui en découle s’appuie sur des enregistrements oraux et des images, développant ainsi l’usage de l’audiovisuel, une idée novatrice pour faciliter la compréhension en représentant la situation, les gestes, les mimiques…

Le projet répond à des volontés politiques fortes du côté de l’Éducation nationale plus que du ministère en charge des colonies. Il se poursuit, s’enrichit. « Le français fondamental », s’impose comme corpus incontournable, et le SGAV pour l’enseignement du français à l’étranger mais aussi dans l’Hexagone auprès des premiers réfugiés venus des pays de l’Est en 1956, des immigrés algériens, des étudiants accueillis en France ou encore pour des cours d’alphabétisation dans des pays africains.

« Le bilinguisme a marqué son approche de l’apprentissage de la langue, une langue qu’il voyait avant tout comme vivante, s’enrichissant de ses locuteurs et de la façon dont ils la parlaient et la vivaient » témoigne Pierre Escudé. Rien d’étonnant alors à ce que viennent ensuite l’espagnol fondamental et le portugais fondamental, langues que Paul Rivenc appréhendait avec sa parfaite connaissance de l’espagnol, et l’intercompréhension que lui permettait le voisinage de l’occitan avec le portugais.

Sessions de formation

Rivenc avait aussi le souci de transmettre les méthodes nouvelles liées à l’utilisation de l’audiovisuel et aux concepts linguistiques dans des sessions de formation, des stages d’hiver et d’été destinés aux enseignants français et étrangers. C’est au cours d’une de ces sessions à Besançon que Marie-Madeleine Rivenc a rencontré celui qui allait devenir son époux des années plus tard. Elle se souvient d’un être charismatique, qui prenait le soin de passer du temps avec chacun pour répondre aux questions.

Les formations aboutissaient à une certification, un véritable sésame pour utiliser la méthode audiovisuelle qui se diffusait dans les réseaux des centres culturels et les alliances françaises, sous l’égide du ministère des Affaires étrangères et avec un partenariat avec les éditions Didier. Rivenc quitte le CREDIF en 1965 pour rejoindre l’Université du Mirail à Toulouse, où il enseignera jusqu’en 1994, structurant là aussi l’enseignement de la linguistique, et en particulier du Français langue étrangère. Daniel Coste, qui lui a succédé à la tête du CREDIF à l’heure de son institutionnalisation, souligne : « En une dizaine d’années, entre la fin de l’enquête menée avec  Gougenheim et le départ de Paul Rivenc à Toulouse, tout ce qu’est devenu le FLE a été touché. » Et l’élan se poursuit à l’université toulousaine et au sein de l’association internationale du SGAV, créée avec son complice Petar Guberina, avec de nombreuses publications et des formations.

Un « monsieur »

L’homme a marqué ceux qui l’ont côtoyé, par son énergie et sa créativité. « C’était un personnage généreux, fonceur, colérique parfois, meneur dans la coopération », décrit Daniel Coste. Paul Escudé a été son étudiant mais est devenu son ami sur le tard. « C’était un monsieur, grand, costaud, très énergique, de la lumière dans les yeux, une personne chaleureuse qui ne se prenait pas au sérieux, ne voulait pas jouer les gourous. »

Il l’a rencontré pour lui proposer de reprendre ses archives. Paul Rivenc souhaitait les jeter, persuadé qu’elles appartenaient à un passé révolu. Le premier a convaincu le second en lui expliquant que tous ces textes permettraient de comprendre comment l’enseignement avait pris corps. Ils parlaient en occitan, se régalant de cette langue aux multiples cousines. « Ce qui était important pour lui c’était d’inventer une façon de donner les trois dimensions de la langue à ceux qui n’y avaient pas accès, d’allier la pédagogie et la didactique à la linguistique. Il souhaitait vulgariser, partager avec un maximum de gens, les trésors trouvés du côté de la pratique, loin d’un français raide et académique. Choisir un bain de langues plutôt qu’une approche de la langue vue comme un système clos de prescriptions normatives. »

Marie-Madeleine Rivenc se souvient, elle, de leurs quarante-huit ans partagés et, bien avant ce chemin commun, de la rencontre qui lui avait ouvert un horizon professionnel. Elle se rappelle de la confiance accordée lorsqu’elle est venue le voir à l’ENS Saint-Cloud pour travailler au sein du CREDIF, de la façon dont il a accompagné le début de son parcours et permis de construire sa propre route dans l’enseignement du FLE, au quartier général des forces alliées en Europe (Shape), à la télévision scolaire américaine pour la série « Parlons français », au Canada ou encore à Genève. À l’occasion d’une rencontre chez des amis communs, ils se sont retrouvés des années plus tard, unissant leurs routes, y compris pour mener ensemble des missions à l’étranger.

Paul Rivenc s’est éteint le 5 mai dernier. Dans ce parcours conté par des proches, on lit des pages d’histoire de la pédagogie, avec un grand H, comme le récit d’une époque fondatrice où son empreinte demeure, discrète mais solide, initiant une façon d’aborder la langue vivante et ouverte.

Monique Royer

Pour en savoir plus :

L’hommage à Paul Rivenc sur le site de l’ADEB (Association pour le développement de l’enseignement bi/plurilingue)

La page Wikipédia consacrée à Paul Rivenc (avec une longue bibliographie)