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La vérité en crise

À l’école, l’autorité du maitre et celle du savoir se confortent mutuellement dans l’intention de transmettre. Et longtemps le sens du projet scolaire fut de transmettre les acquis du patrimoine de l’humanité, c’est-à-dire les réponses successives que les humains ont historiquement construites pour répondre aux questions qu’ils se posent pour comprendre le monde et y agir.

L’époque postmoderne

Mais cette question de l’autorité et de la transmission s’inscrit aujourd’hui dans un contexte sociétal où se produit une désagrégation des repères culturels ou religieux, un « désenchantement du monde », une déstabilisation des identités personnelles et collectives, une crise de l’idée de progrès, avec les utopies révolutionnaires en panne. L’humanité y est confrontée à des faillites écologiques, économiques et sociales. Le philosophe Peter Sloterdijk définit notre époque comme « postmoderne », marquée par le culte du présent, de la bonne gestion et de la recherche du bienêtre qui remplacent la volonté de transmission propre aux prémodernes, et celle de transformation de la société, caractéristique des modernes. Ce fond de l’air colore désormais les problématiques scolaires.

L’autorité et son fondement traditionnel, transcendant, institutionnel ou intergénérationnel ne sont plus ce qu’ils étaient. Leur verticalité a cédé avec l’exigence démocratique de plus d’égalité dans les relations familiales, scolaires, professionnelles, sexuées, etc. Il nous faut désormais, entre autoritarisme et laxisme, reconfigurer l’autorité éducative, entre exigence et bienveillance, dans des pédagogies actives.

Une partie de l’autorité du maitre venait de la délégation de pouvoir de l’institution, une autre de son savoir et de ses compétences. Les deux sont en crise de légitimité. Avec internet et ses immenses banques de données, l’école n’a plus le monopole de la détention du savoir, aisément accessible en quelques clics.

Et la vérité ?

L’épistémologie du XXe invoque une raison limitée, un savoir relatif et évolutif (même s’il n’est pas arbitraire), reposant en mathématiques sur des postulats non démontrés. Les théories n’apparaissent consistantes que si elles sont falsifiables, les anarchistes de la connaissance comme Paul Feyerabend leur donnent un simple statut de croyance, et les sciences humaines et sociales sont un champ de controverses. Certains courants religieux contestent même le droit d’enseigner à l’école l’évolutionnisme.

Plus fondamentalement encore, c’est l’idéal de vérité qui peut vaciller, avec le développement exponentiel des infox, des théories du complot, entrainant le brouillage du vrai et du faux. Nous serions entrés dans l’ère de la postvérité, ruineuse pour la crédibilité scientifique. La postvérité, selon le dictionnaire de Harvard, « fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». Ce qui fait la vérité, c’est maintenant le nombre de clics, et non la preuve. On ne distingue plus les faits des opinions. Les faits eux-mêmes ne sont plus que des opinions, et on leur objecte des « vérités alternatives ». La vérité a été jusqu’ici un « idéal régulateur » qui donnait sens et valeur au travail tant scientifique que philosophique. Si l’indifférence à la vérité venait à triompher, c’est la base même de notre culture qui serait ébranlée.

Le pari de l’école

On mesure ce que ce changement progressif de paradigme impose comme défi et pari à l’école. Ceux-ci supposent de maintenir la visée de vérité comme valeur à la fois cognitive et éthique dans la recherche de la connaissance, et mettre sa raison sous l’autorité de cette visée de vérité ; considérer la distinction entre la vérité et l’erreur ou le mensonge comme critère de cette recherche, et le jugement et la pensée critique comme processus de ce discernement ; fortifier la croyance en la science comme permettant de développer un régime de vérité par l’administration de la preuve dans une communauté d’experts, à la fois non dogmatique (hors scientisme) et historiquement relatif (mais hors relativisme, car non arbitraire en se plaçant sous l’autorité de la raison).

Michel Tozzi
Philosophe