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La Séduction de la Fiction

Le départ de la réflexion est matérialisé par ce dessin de Courbet, placé en exergue du livre, qui représente un portrait de Juliette Courbet enfant dormant sur un livre ouvert, et dont l’ambiguïté de l’interprétation est discutée dès les premières pages : est-ce un trop plein de satisfaction qui a mené à ce bienheureux sommeil ou au contraire un ennui irrépressible ? Ainsi La séduction de la Fiction, titre de l’essai de Jean-François Vernay, ne pose pas une évidence, et pourrait s’envisager avec un point d’interrogation. Le livre se donne pour objectif de répondre à trois questions : qu’est-ce qui séduit le lecteur ? Qu’est-ce qui, au contraire, peut rebuter certains non-lecteurs ? Et enfin, dans une orientation plus pédagogique, comment donner à ceux qui ne l’ont pas l’appétence pour la lecture ? Voilà le triple et ambitieux projet de cet essai. C’est ainsi que vont être convoqués tous les domaines de la recherche, théories littéraires, narratologie, stylistique, psychologie, psychanalyse et autres neurosciences.

Les écueils existent, car aborder une notion aussi polysémique que la lecture qui relève à la fois d’un processus, d’un procédé, d’une activité voire d’un phénomène n’est pas aisé, et nécessite bien cette ouverture d’esprit qui permet de traiter la question de façon multimodale.

Tout d’abord quelle lecture ? La liste au début du chapitre III a de quoi nous amuser. On y découvre des « lecture-critique », « lecture inspirée », « lecture sémantique », « lecture au premier ou au second degré », « lecture en progression »… et même une « lecture ordinaire » qui dans le flot peine à se faire une place. Cependant si la quantité prête à rire, elle émane de noms incontestables de la réflexion littéraire comme Umberto Eco ou Vincent Jouve, ce qui donne un aperçu de la subtilité que le traitement du problème requiert. De son côté, l’auteur va s’intéresser essentiellement à deux pôles : ceux de la « lecture en amateur/lecture en professionnel », et de la « lecture hédonique/lecture anti-hédonique ».

Mais la lecture c’est aussi la question de l’objet-livre, à plus forte raison s’il s’agit d’interroger les ressorts d’une entreprise de séduction. Or cet objet est bien d’une grande complexité : ses couleurs, son odeur, sa texture, mais aussi la communication publicitaire dont il se fait parfois le porteur, citations d’articles élogieux ou photographie de l’auteur en quatrième de couverture. C’est donc par lui-même, ou bien parce qu’il nous relie à l’auteur, ou enfin pour les vies et les aventures qu’il recèle – et souvent pour tout cela à la fois et bien plus – qu’il nous attache et qu’il nous séduit.

Ainsi la relation alchimique qui se noue entre le lecteur et le roman est d’autant plus subtile que lecteur et roman ne font pas partie de la même réalité : si le premier appartient au réel, le second, en revanche, relève en partie du monde fictif qu’il s’est créé (personnages, narrateur et diégèse), et en partie du réel (auteur, livre-objet). On voit déjà là une ambiguïté des liens entretenus entre réalité et fiction. Or pour compliquer la situation, le roman met aussi en scène des éléments qui reflètent-représentent-évoquent le réel. D’ailleurs on ne peut que s’extasier sur le nombre de romans qui traitent de … la lecture de romans et dans lesquels l’auteur va puiser une partie de ses exemples, notamment Misery de Stephen King, La Voleuse de Livres, de Zusak ou encore La Vie critique d’Arnaud Viviant. Plongée abyssale dans la spécularité qui peut donner le vertige, mais qui nous éclaire au moins sur la nature des différents problèmes qui se posent. C’est tout l’objet notamment de la démonstration du chapitre II section 3, « la fin du paradoxe de la fiction », qui réduit une fois pour toute cette question de la réalité de l’émotion ressentie au contact d’un personnage de papier.

Les neurosciences nous permettent, nous dit l’auteur, de poser une réalité physiologique de l’émotion ressentie à la lecture d’un roman, de l’empathie et même de l’identification au personnage. Aristote avait déjà l’intuition d’un effet corporel de la tragédie à travers la notion de catharsis, les sciences actuelles permettent d’aller plus loin dans cette modélisation et de considérer, avec J-M. Schaeffer, abondamment cité dans l’essai, qu’« une théorie des émotions esthétiques ne saurait se distinguer d’une théorie générale des émotions » (p.113). Autrement dit, qu’elle soit liée à un événement réel ou de papier, l’émotion est toujours identique : selon les cas, afflux d’adrénaline, d’ocytocine ou autre dopamine dans le sang. Nous apprenons aussi grâce à la découverte de Giacomo Rizzolati des « neurones miroirs », que les zones d’activités de notre propre cerveau s’activent lorsqu’elles sont confrontées à cette activité, même si c’est en spectateur. Le phénomène d’empathie n’est donc pas une chimère, le lecteur attentif vit littéralement ce que vit le personnage auquel il s’est attaché.

C’est ainsi dans cet entre-deux pas tout à fait réel mais agissant sur le corps que se situe, d’après l’auteur, le charme puissant de la lecture. C’est là que la fiction développerait ses fonctions séductrices et ce serait par le plaisir cérébral polymodal que la magie opèrerait : effet anxiolytique, création de décrochage attentionnel, assouvissement de pulsions voyeuristes,  stimulations cognitive et émotionnelle, expérience de l’altérité sans se perdre soi-même, autant d’expériences créatrices de plaisir.

Un essai, si fourni, pourrait être pompeux et pesant. Il n’en est rien.
La Séduction de la Fiction évoque ce ton si particulier des Salons du XVIIe siècle, où il était aussi nécessaire d’être savant que d’être léger. L’humour n’y manque pas et l’auteur ne se refuse pas quelques élégantes gauloiseries, qui pour être situées en dessous de la ceinture, n’en sont pas pour autant gratuites. En effet, elles disent le plaisir érotique de la lecture : possession, pénétration, fusion. Ainsi peut-on lire à la page 69 (!) « notons que l’organe cérébral se veut néanmoins le plus grand allié des lecteurs puisque pendant l’acte (!) de lecture il devient une fabrique organique à plaisir, notamment par le biais de la dopamine et des endorphines, autant de petits plaisirs solitaires dont l’homme ne se lassera jamais. »

Les derniers chapitres sont consacrés à des propositions pédagogiques, conclusion de tout le discours précédent. Bien au fait des dernières réformes et de leurs philosophies implicites, l’auteur salue le retour timide mais sensible de la prise en compte de l’émotion dans le rapport à la lecture et son enseignement à tous les niveaux. L’essentiel de ses propositions, qui citent notamment Jean-Marie Schaeffer, Annie Ernaux ou Yves Citton, tourne autour de la focalisation sur l’acte de création : inviter les élèves à écrire pour mieux appréhender toutes les questions qui se posent et éventuellement mieux en apprécier les réponses données par l’œuvre, limiter les « morceaux choisis » au profit d’oeuvres complètes qui seules ont légitimité à s’appeler littérature, ne pas hésiter à proposer des écrits dits d’appropriation – terme adéquat actuel mais non utilisé par l’auteur — qui permettent le création autour d’une œuvre…

Mais au-delà de ces pistes, (il ne faut pas s’attendre à lire un manuel de pédagogie), la plus belle leçon est en acte : l’auteur réussit à nous amuser, nous divertir, nous séduire. Il y a dans ces pages un appétit et une joie de vivre et de lire irrépressibles et communicatifs, qui nous donnent un peu d’enthousiasme dans ces temps de marasme littéraire.

Elsa Clément