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La matière des tourbillons. Expérimenter en histoire-géographie
« Monsieur, vous êtes sûr que c’est de l’histoire-géo ? » Peut-être certains lecteurs de ce livre se poseront-ils la même question qu’Hanaa, une élève de seconde d’Aksel Kozan. Comme si le fait qu’il soit professeur d’histoire-géographie ne suffisait plus pour dire que ce qu’il propose en classe relève bel et bien de cette discipline. S’il « fait » le programme, s’il pratique les exercices canoniques, ce n’est pas de cela qu’il rend compte dans cet ouvrage, mais plutôt des innombrables façons dont il fait appel à l’imaginaire de ses élèves, à leur sensibilité, à leur expérience du temps et de l’espace.
Il leur fait écrire des poèmes, des lettres à des personnages réels ou idéels, vivants ou morts, il leur fait réaliser des cartes de lieux qui n’existent que dans leur imagination et, parfois, selon l’expression de Jacky Fontanabona, des pseudo-cartes, comme cette étonnante représentation de l’enfer de Dante réalisée par Fiona ; il leur fait prendre la parole pour exposer les résultats de leurs enquêtes ou pour débattre (du rôle des « grands hommes » et de la société dans laquelle ils vivent dans les « inventions »). Il les confronte à des documents cryptés, à des graphies improbables.
S’il leur demande de prendre le risque de s’impliquer non seulement en tant qu’élèves mais aussi en tant que personne dans les projets qui constituent le quotidien de ses cours, c’est parce qu’en contrepartie, en quelque sorte, il prend le risque de s’exposer, le risque d’expérimenter des pratiques incertaines, dans ce qu’il nomme une « pédagogie du perpétuel bricolage » (toute véritable pédagogie n’est-elle pas bricolage ?). Il prend enfin le risque que cela ne prenne pas, ce dont il rend compte avec la même verve que lorsqu’il narre ses belles réussites.
L’ouvrage est organisé en cinq chapitres dont les titres sont des verbes qui dressent la carte d’une pédagogie de l’étonnement et de l’expérimentation partagée entre élèves et enseignant.
Le premier chapitre, « Déconcerter » défend l’idée de « plonger les élèves dans l’étrangeté du monde ». Les moments de classe qu’il présente font entrer les élèves dans les apprentissages par des portes inhabituelles, étranges, des documents qu’on ne trouve pas dans les manuels scolaires.
Le deuxième chapitre entre par le verbe considérer, en partant cette fois, tout à l’inverse, du plus familier : considérer l’histoire individuelle, l’inscription de chacun, parfois à travers sa famille ou ses « héros », dans le temps. S’il s’agit bien entendu d’abord d’accorder de l’importance à chacun, c’est aussi un choix épistémologique fort, une invitation à expérimenter la frontière entre histoire et mémoire, qui rappelle celle du courant didactique du Facing History and Ourselves1.
En installant une dialectique entre le proche et le lointain, entre le plus familier et le plus étranger, Aksel Kozan engage ses élèves dans une exploration qui les ouvre à l’infinie diversité des combinaisons sociales de l’humanité, sans les enfermer dans une appartenance identitaire mais en prenant au sérieux leurs ancrages affectifs.
Le troisième chapitre, « Transposer », nous introduit plus directement dans l’atelier de l’enseignant. Parmi les marqueurs disciplinaires habituels de l’histoire-géographie scolaire que ce professeur laisse de côté, il y a le manuel avec ses documents convenus et son texte du savoir aseptisé. Dans sa classe, le texte du savoir est produit par les élèves et prend des formes variées comme chez Célestin Freinet. Alors, pour alimenter la construction de ce savoir, Aksel Kozan mobilise des extraits de textes savants d’historiens (Timothy Brook ou Romain Bertrand, par exemple) ou de l’anthropologue Philippe Descola, ou encore des sources littéraire (l’Enfer de Dante) en se confrontant et en confrontant les élèves à la difficulté de ce qu’il nomme le TMI (terrassant mur d’inintelligibilité).
Le chapitre 4, « Imaginer », se présente comme un plaidoyer pour la mobilisation de l’imaginaire dans une discipline qui s’est longtemps voulue exclusivement ancrée dans le « réel », qui se méfiait de la fiction et faisait de l’anachronisme un péché capital. En explorant les ressources de l’écriture de fiction et de l’histoire contrefactuelle, l’auteur place ses élèves aux confins de la discipline historique pour leur faire explorer leur propre rapport au passé. L’enquête s’appuie sur un roman qui suppose la victoire de l’Inca Atahualpa sur les Européens. C’est une fois encore un choix qui permet d’interroger une « histoire à part égale », d’interroger l’eurocentrisme de l’histoire ordinaire.
Enfin le dernier chapitre, « Explorer », justifie le titre de l’ouvrage inspiré de Walter Benjamin, c’est assurément le plus audacieux. L’auteur y remet en question le marqueur ultime de la discipline scolaire « histoire » : la frise chronologique qui montre des continuités imposées, qui suppose une quête illusoire des origines. À cette histoire-là, il oppose et tente de faire advenir « des histoires en tout sens, attentives aux méandres par lesquels les sociétés humaines dérogèrent aux destins que les puissants traçaient pour elles ». Et cela explique aussi la place prépondérante des anonymes, des esclaves, des femmes, des individus dans son enseignement.
Alors finalement la question d’Hanaa était justifiée : elle parcourt l’ensemble du livre et structure toute la passionnante approche de l’enseignement de l’auteur.
Il me reste deux petits regrets. Le premier relève encore de la question initiale : la part de la géographie est réduite à de très belles explorations cartographiques et géoprospectives, les géographes cités sont peu nombreux, la géographie sociale, la géographie radicale2 offrent pourtant des terrains d’exploration tout aussi passionnants. Mon second petit regret relève d’une autre rareté dans ce livre : peu de pédagogues sont cités en dehors des époux Freinet et d’une allusion à Paulo Freire, et aucun didacticien.
Un dernier mot sur cet ouvrage dont le contenu, on l’aura compris, m’a, radicalement, emballé. La forme y est aussi pour quelque chose : une éditorialisation parfaite, une mise en valeur des travaux des élèves, des illustrations magiques, une couverture belle et sensible au toucher. Cette troisième publication des éditions Tsarines3 est une grande réussite. Le second est un petit et magnifique roman graphique de Nina Blanchot, Le bain de 8 heures, qui raconte les débuts d’une prof de français avec réalisme et humour.
Notes
- Caroline Veltcheff, Nos histoires font l’Histoire, Cahiers pédagogiques n°588, « Les cultures à l’école », novembre 2023.
- Voir « L’aventure de la géographie », Cahiers pédagogiques n°559, février 2020.
- Nous avions rendu compte du premier volume https://www.cahiers-pedagogiques.com/cest-comme-ca-quon-sen-sort/