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La littérature de jeunesse au cycle trois :des pratiques interprétatives pour une formation à la démocratie
Pédro a neuf ans, aime le foot, ses copains d’école, les soirées en famille. Bientôt, ces bonheurs enfantins sont troublés par des bruits de bottes, l’arrestation manu militari du père de son ami Daniel et l’inquiétude grandissante des parents. Tous les soirs, l’oreille collée au transistor, ils tentent d’entendre des nouvelles. Pédro cherche à comprendre, pose des questions : “ Papa, alors moi aussi, je suis contre la dictature ? ”
“ On ne peut pas dire ça. ” répond la mère, “ Les enfants ne sont contre rien. Les enfants sont simplement des enfants. ”
Un jour, un militaire aux “ lunettes plus noires que des genoux sales ” arrive en classe pour inviter tous les élèves à participer à un concours de rédaction. Le sujet du devoir : “ Ce que fait ma famille le soir… ”
Cet album, La rédaction, de l’auteur chilien Antonio Skarmeta, illustré par Alfonso Ruano compte parmi la centaine de titres ajoutés à la rentrée 2004 à la liste de références de littérature de jeunesse pour le cycle trois. Soutenu par Amnnesty Internatioanl, ce livre a reçu les prix du livre de jeunesse sur la tolérance, décerné par l’UNESCO. Mais son accès et son message n’en sont pas moins difficiles pour des enfants de dix ans, en tout cas, ils nécessitent une médiation.
C’est dans et par cette médiation que la littérature de jeunesse peut participer de la formation des élèves à la démocratie.
“ Pédro, qu’est-ce qu’il va mettre dans sa rédaction ? ” Bien sûr, la discussion en classe portera davantage sur les retombées éventuelles du contenu du texte que l’enfant doit composer et l’étude de l’album soulignera la maîtrise du suspens. Mais auparavant, les problèmes de compréhension et d’interprétation, tant des événements politiques que du récit, se seront posés aux élèves. Certes, il faudra organiser des recherches documentaires pour mettre à jour la notion de dictature et préciser les références culturelles et historiques, mais le rôle du maître consiste aussi à imaginer des dispositifs de discussion ou d’écriture qui permettront aux enfants de lever les implicites du texte et d’en réaliser les inférences… Lecture littéraire donc, mais aussi évocation historique et éducation du jugement citoyen, pour finalement permettre aux élèves de goûter l’intelligence de cet album, ode subtile au libre-arbitre des enfants et à leur force de résistance passive, ou active !
Les ouvrages comme celui-ci, porteurs par leur thème ou leur composition des valeurs démocratiques sont nombreux dans la liste nationale de trois cents ouvrages de référence proposés aux enseignants de cycle trois mais c’est tout autant dans la pratique même de la lecture littéraire qu’on peut prendre le pari d’un possible apprentissage de la démocratie.
Des textes qui résistent et qui nécessitent une co-construction des sens :
Les Instructions Officielles de 2002 et cette liste souhaitent fonder une culture littéraire partagée, qui permette “ à tous les élèves de rencontrer des œuvres dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales qui y sont mises à l’épreuve ”[[Littérature Cycle trois, CNDP, 2002, coll documents d’application des programmes p 5]]. Il importera aussi de choisir des titres qui nécessitent une mise en tension du lecteur, des ouvrages que Catherine Tauveron appelle “ résistants ” : ils sont soit “ réticents car ils posent des problèmes de compréhension délibérés, soit proliférants, parce que suffisamment polysémiques pour poser des problèmes d’interprétation ”[[Tauveron Catherine (dir): Lire la littérature à l’école, Hatier pédagogie, 2002, p 37.]].
Les injonctions ministérielles introduisent également ce concept d’interprétation des textes littéraires, “ propre à plonger plus d’un enseignant dans la perplexité ”, comme l’écrit Marie-Luce Gion au début de l’introduction de l’ouvrage collectif Les chemins de la littérature au cycle 3. Elle y précise qu’ “ il s’agit d’enjeux nouveaux, exigeants sans doute qui invitent les enseignants à réfléchir à l’importance de la lecture littéraire au cycle 3, à la posture nouvelle qu’elle assigne à l’enseignant et aux gestes professionnels qu’elle suppose. Ce qui nécessite :
– que soient définis les principes didactiques fondateurs ;
– que soient identifiés les contenus d’enseignement ;
– que soient élaborés les dispositifs, démarches et situations susceptibles de favoriser le “ cheminement interprétatif ”[[Gion Marie-Luce : Les chemins de la littérature au cycle 3, Scéren-CRDP Créteil, Argos démarches, 2003, P 15]].
Car compréhension et interprétation sont affirmés comme complémentaires ; le maître guide les élèves dans leurs efforts de compréhension mais il doit aussi les inciter à élaborer une interprétation du texte, une construction d’un sens en vérifiant, dans la matière littéraire même, ce qui permet d’élaborer une hypothèse de signification et de la vérifier.
Le débat littéraire et la nouvelle posture de l’enseignant
“ L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre, dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvres ”[[Littérature Cycle trois, p6]]. Cet oral collectif ne saurait déboucher, en cycle trois, sur des explications formelles, mais les échanges ont pour but de faire éprouver aux élèves les licences et obligations de toute interprétation : mettre en tension les résistances du texte, accueillir les représentations de chacun et “ légitimer un retour réflexif au texte pour en cerner les lieux d’incertitude, déceler les contraintes qu’il impose mais aussi les libertés qu’il autorise ”[[Gion Marie-Luce, ibid, p 22]].
L’activité devient donc éminemment coopérative, la démarche interactive, centrée sur le lecteur, ses conceptions, son rapport au monde, les dispositifs doivent permettre à chacun d’exposer ses convictions, ses errements et de travailler ensemble sur l’élaboration des significations. On est bien loin du statut traditionnel d’un adulte, lecteur expert, seul détenteur du sens du texte.
Car il s’agit bien d’enseigner la lecture littéraire par le débat réglé, les cercles de lecture, la pratique des carnets de lecteurs… bref, l’enjeu n’est plus seulement de faire lire des livres mais de faire parler/écrire la culture littéraire en construction de l’élève. Entre les oraux réflexifs et l’écriture intime des impressions de lecture, l’enseignant a pour nouvelle tâche d’organiser des échanges langagiers qui conduiront à plus d’expertise littéraire et à un affinement du jugement esthétique. On perçoit alors facilement combien il faudra en passer par l’écoute de la parole d’autrui, la perception et l’acceptation des différences de jugements, la confrontation argumentée des opinions. Lecture littéraire et éducation à la démocratie se rejoignent ici par la nécessité commune de créer des espaces d’expression de soi, au service d’une co-construction des savoirs. Faire prendre conscience aux élèves qu’ils appartiennent à une communauté de citoyens peut donc emprunter la voie particulière de la “ culture littéraire commune ”.
Pourtant cette entreprise de cheminement interprétatif ne va pas de soi, tant elle suppose une redéfinition des places respectives de l’enseignant et des élèves et la mise en œuvre de pratiques professionnelles différentes. Pour aborder et faire lire ces œuvres, difficiles, exigeantes, le maître doit tout d’abord se construire sa propre culture en littérature de jeunesse… garder une mémoire de ces albums, développer l’habitude de chercher les résonances entre romans et contes, construire des échos entre poésie actuelle et textes plus anciens, lire et assister à des représentations de théâtre contemporain. Avant de proposer aux élèves d’établir des réseaux entre les œuvres de la liste et les ouvrages patrimoniaux, encore faut-il que l’enseignant ait tissé ces constellations qui lui permettent d’entrer en littérature et ait construit des outils nécessaires à l’élaboration des sens possibles. Les actions de formations continues tentent de répondre à cette curiosité, à cet appétit des collègues et favorisent l’élaboration de réseaux pour aborder les diverses problématiques littéraires, philosophiques ou politiques. Et plus encore, le nouvel étayage spécifique à cette lecture littéraire interactive cristallise les réticences et les difficultés de certains. Il faut accepter que l’adulte ne soit plus qu’un lecteur comme un autre dans la communauté de la classe, cesser de se penser comme le dépositaire du sens, prendre le risque d’exposer sa classe à la dynamique des échanges oraux…
Pour que l’élève apprenne à parler ses lectures, et ainsi contribuer à l’éveil de sa sensibilité esthétique et à la formation de son jugement, il nous faut maintenant inventer des situations d’apprentissages dans lesquelles l’enfant soit au centre d’interactions sociales et culturelles réelles. Donnons-lui l’occasion d’être, à son tour, un médiateur du livre… c’est un des chemins possibles pour contribuer à former son esprit critique et citoyen : une voie engagée et motivante.
Françoise Claquin, formatrice en lettres IUFM Pays de la Loire, Nantes.