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La guêpe et les contenus
Il y a très longtemps, Jean Henri Fabre faisait le bonheur des instituteurs des IIIe et IVe Républiques avec ses Souvenirs entomologiques. Il y racontait par exemple les mœurs d’une espèce de guêpe qui bâtit, pour s’y reproduire, un nid en boue mâchée. Elle construit ainsi un petit tube conique vertical fermé à son extrémité inférieure. Une fois le nid achevé, elle y introduit de petites proies qui servent de garde-manger pour les larves qui naissent des œufs qu’elle va y déposer. Une fois la ponte terminée, la guêpe rebouche soigneusement l’ouverture supérieure de son nid avec un léger opercule. Jean Henri Fabre était émerveillé comme toujours par tant d’opérations apparemment « intelligentes » qui supposent chez la guêpe comme un plan d’ensemble et une vision stratégique des choses à faire.
Cependant une petite expérience lui permit de mettre en évidence que cette « pensée » était en fait préprogrammée dans l’instinct animal. Il s’amusa en effet à découper le fond du petit nid vertical et à le rendre ainsi béant. La guêpe, imperturbable, n’en continua pas moins la suite des opérations qu’elle devait accomplir. Elle déposa dans le nid percé des proies qui tombèrent par terre, elle y pondit des œufs qui suivirent le même chemin, et, sans s’émouvoir pour si peu, elle boucha soigneusement le vide avec l’opercule prévu.
Je ne pouvais m’empêcher de songer à cette guêpe industrieuse mais inébranlable dans ses procédures codifiées quand, à la mi-janvier, je participais à un colloque national sur la maîtrise de la langue organisé par le SNES. Nombre de professeurs de français sont venus y dire leur désarroi de ne plus savoir comment faire pour que leurs élèves parviennent à un degré minimal de maîtrise de la langue écrite et orale, indispensable aussi aux autres apprentissages disciplinaires.
Participaient également à ce colloque les adhérents de « Sauver les lettres » qui nous expliquèrent doctement et trop longuement que les coupables, ce sont d’abord les nouveaux programmes qui imposeraient aux maîtres d’enseigner la grammaire de texte au détriment de la grammaire de phrase, entendez par là les analyses grammaticale et logique du bon vieux temps. Ils étaient prêts à dresser des barricades rue de Grenelle pour que revive cette grammaire dont l’efficacité pour la maîtrise de la langue n’a fait merveille que dans un âge d’or largement fantasmé de l’enseignement des lettres. Pourfendant la réduction des horaires des enseignements disciplinaires, ils martelèrent le dogme qui veut que l’on donne aux élèves toujours plus de la même chose. Et dans la foulée on y exécra en vrac les « pédagogistes » qui auraient imposé (?) l’abomination des pratiques transversales de la langue dans toutes les matières dès l’école primaire, l’étude précoce de la littérature, les sujets d’invention au baccalauréat, etc.
Alors quel rapport avec notre guêpe maçonne ?
Ces classes vers lesquelles ces enseignants voudraient nous faire revenir font songer à ces nids sans fond dans lesquels les maîtres, mécaniquement, s’obstinent à pondre des contenus programmatiques qui tombent pour la plupart dans le vide et ne s’accrochent plus à l’esprit des élèves. Et les programmes ici ne sont bien évidemment pas en cause. Rien ni personne n’a jamais interdit à un professeur de français de faire éprouver à ses élèves les délices inouïes que ses ardentes amours pour la grammaire de phrase lui procuraient : à condition que les belles orgues de ses dispositifs pédagogiques s’y prêtassent et fussent pertinentes…
Car la langue, plus que toute autre matière d’enseignement, sert à la fois à la construction de la personnalité la plus intime des individus et à bâtir leur identité sociale, politique, historique. Et si le cadre pédagogique d’accueil pour ces apprentissages-là n’est pas préalablement construit et aménagé – et c’est vrai bien sûr pour toutes les matières scolaires -, alors les savoirs ne seront pas retenus et glisseront vers le rien, dans le vide des admonestations répétitives, des leçons à la Ionesco, de l’incompréhension et de l’ennui pour les élèves. Pour « sauver les lettres » et leur enseignement, pour sauver aussi certains professeurs de français de leur souffrance professionnelle, la construction du cadre global, éducatif et pédagogique que nous prônons ici depuis plus d’un demi-siècle est une nécessité incontournable.
Raoul Pantanella, Professeur honoraire de lettres.