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Livre du mois du n° 592 – La fabrique des politiques d’éducation

Xavier Pons, PUF, 2024

L’objet du livre est d’analyser comment les politiques éducatives sont « fabriquées », non pas pensées scientifiquement et de façon cohérente, mais bien souvent bricolées, même si des logiques globales apparaissent. Un domaine encore insuffisamment exploré, contrairement à d’autres séquences-clé de l’action publique comme l’évaluation.

Le sous-titre du livre est évocateur : « La rapidité avant la qualité ? », la forme interrogative ne laissant pas de doute sur la réponse positive, avec la notion de fast politique qui va occuper la partie la plus conséquente, voire la plus intéressante du livre.

Les mérites de l’ouvrage sont nombreux, en premier lieu, le souci de dresser un panorama synthétique d’une évolution historique, bâti autour d’une typologie de politiques publiques qui se succèdent sans pour autant s’annihiler l’une l’autre, par sédimentation et parfois empilement, avec trois grands modèles :

  • Celui de la communauté nationale, uniforme, basé sur le corporatisme (dans un sens pas forcément péjoratif) et des règles bureaucratiques, avec des organisations bien identifiées, un rôle restreint du Parlement, une prédominance des politiques institutionnelles, les questions de contenus étant laissées à l’initiative des professionnels. On y observe cependant des batailles pour la définition des problèmes à traiter (par exemple violence à l’école ou violence de l’école, ou la question du temps scolaire).
  • Celui de la décommunautarisation, qui s’efforce de déconstruire le précédent modèle sans toutefois s’y substituer totalement. Elle prend plusieurs formes, dont la multiplicité des acteurs et une montée en puissance des experts internationaux, des cabinets de conseil et des think tanks, la dérégulation et le recul de l’État (avec le libre choix et la mise en concurrence des établissements), et un double mouvement de décentralisation d’un côté et d’internationalisation de l’autre. Là encore, il y a lutte pour la définition des problèmes scolaires, telle l’insistance sur la notion de décrochage occultant la lutte contre l’échec scolaire.
  • Le troisième modèle va justifier le sous-titre : le puzzle accéléré. Avec une grande vitesse, donc, se succèdent des mesures à court terme, sans véritable évaluation de leurs effets, surtout à partir de 2016. Les réformes curriculaires et managériales sont mises en avant, ainsi que les réformes du professionnalisme enseignant. Si les réseaux d’acteurs mondialisés sont sollicités, on passe outre les avis d’experts de l’éducation. C’est aussi une politique de pilotage par les résultats, qui doivent être rapides et sont souvent analysés superficiellement.

À côté de la richesse des analyses, quelques points interrogent : le fait de placer dans le sac un peu fourre-tout du « néolibéralisme » et du « new public management » internationaux l’approche par compétences ou le socle commun (notons d’ailleurs que la politique actuelle n’est pas en accord sur tout avec les institutions internationales, notamment pour le redoublement) ; une certaine ambigüité sur la distinction entre politiques conservatrices et progressistes ; une place finalement réduite accordée à la problématique des inégalités. Concernant la fast politique, peut-on complètement concilier l’idée de bricolage au gré des vents (électoraux notamment) et celle de puzzle (donc de dessein caché) ?

Des occasions sans doute de débats et de questionnements.

Jean-Michel Zakhartchouk

Questions à Xavier Pons

© DR.

Peut-on dire duquel des trois modèles relève la politique menée par l’actuel le gouvernement ?

La tendance est à aller vers le fast puzzling, mais on ne retrouve jamais un modèle unique dans une politique donnée. En outre, les trois modèles n’ont pas exactement le même statut dans l’ouvrage. Les deux premiers sont bien étayés par la recherche. Pour le troisième, on en a des prémices sous Sarkozy, des manifestations concrètes dans les réformes actuelles de l’enseignement primaire, par exemple, et on le retrouve dans d’autres pays, mais il n’y a pas encore beaucoup de travaux empiriques.

Derrière une même mesure annoncée par des gouvernements différents, on peut ne pas retrouver le même modèle de fabrique. Prenons l’exemple de l’autonomie des établissements, aujourd’hui des écoles primaires, que le gouvernement actuel veut développer avec L’école du futur. Dans les années 70, elle était portée pour décommunautariser et contourner une régulation bureaucratique, mais aujourd’hui, on est sur l’importation d’une solution qui circule intensément au niveau international, censée résoudre beaucoup de problèmes différents.

Les réformes peuvent se ressembler d’un gouvernement à l’autre mais ne pas suivre le même modèle, avec des acteurs différents et qui n’ont pas la même vision des problèmes.

Est-ce que les experts internationaux ont aujourd’hui une influence décisive ?

Je pointe dans le livre le fait que, d’un modèle à l’autre, les gouvernants n’utilisent pas les mêmes sources. Le propre de la décommunautarisation, c’est d’aller chercher ailleurs que dans la communauté de politique publique, de prendre comme références de nouveaux acteurs, des experts internationaux, des consultants, des think tanks, et même de nouveaux chercheurs ou des pans de recherche qu’on connaissait moins jusque-là, comme les neurosciences ces dernières années. On n’obtient pas du tout la même vision des problèmes et des solutions à y apporter. Cela peut expliquer pourquoi on a de plus en plus de réformes qui apparaissent déconnectées ou décontextualisées, parce que, dans la fabrique actuelle, les acteurs professionnels sont moins centraux par rapport à d’autres observateurs du système éducatif.

Avec Hélène Buisson-Fenet, Christian Maroy et d’autres, nous avons souvent identifié l’européanisation ou l’internationalisation comme une source d’inflexion, sans jamais qu’un gouvernement s’aligne complètement sur une norme internationale. Il y a une stratégie de légitimation des gouvernants, qui argumentent leurs réformes comme cela, mais, en réalité, on alterne, on infléchit une trajectoire de réforme longue, dictée par l’histoire du système scolaire concerné. Ainsi, le socle commun est une réponse française à un long débat sur le collège unique.

Dans quel modèle retrouve-t-on le plus un populisme éducatif, concept que vous avez développé depuis quelques années ?

On peut trouver des liens avec les trois modèles, mais je l’avais plutôt perçu comme dérive possible du modèle de la décommunautarisation, dans le but d’affaiblir le pouvoir de la communauté éducative. Il y a un aspect positif à ce modèle, cela contribue à démocratiser les politiques éducatives. Mais l’extrême politisation de ce modèle fait que l’on dérive beaucoup plus vite sur des enjeux de valeurs, des rapports de force entre idéaux politiques.

C’est un signe de santé démocratique, mais cela risque d’aboutir à des programmes d’action politique déconnectés des problèmes réels. On l’avait vu il y a quelques années avec l’absentéisme scolaire et la suppression ou suspension des allocations familiales. Cela permet de structurer une controverse dont on maitrise les tenants et aboutissants, mais c’est déconnecté de ce que les acteurs peuvent en dire et des problèmes réels. L’uniforme obéit très bien aussi à cette logique-là.

Comment revenir à un modèle plus construit et constructif ? Est-ce qu’on peut dégager une quatrième voie ?

Je ne plaide pas forcément pour un retour à la communauté de politique publique. Ce serait oublier nombre de travaux d’historiens, notamment sur les inégalités. La décommunautarisation a, elle, plutôt défait que reconstruit. Et les enseignements que l’on peut tirer des travaux de recherche qui existent, c’est que la fabrique actuelle est particulièrement problématique, elle risque de susciter de la méfiance, de saper les engagements.

Ce serait intéressant de réfléchir à l’institutionnalisation d’une fabrique qui soit plus pluraliste. On a besoin de nouveaux instruments de coordination et de dialogue, pérennes et pas uniquement à l’initiative du politique, au service d’un projet. Avec des garde-fous, comme une charte, qui pose un certain nombre de principes pour la gouvernance du système, pour cadrer les marges de manœuvre de nos politiques, sinon on s’expose à une alternance de mesures sans fin. Il serait possible d’associer des groupes pluralistes, une convention citoyenne, à deux ou trois étapes clé d’une réforme (élaboration, expérimentation, bilan). Pas pour contourner la communauté de politique publique, mais pour avoir une représentation pluraliste plus grande.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

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