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La division du travail éducatif
Chacun le constate confusément, la pédagogie traditionnelle achoppe devant l’invention de ses formes démocratiques. La « forme scolaire », comme on la nomme souvent, règne partout avec des réussites contrastées. Si elle passe bien dans les milieux favorisés, elle est impuissante devant une masse d’élèves qui rejettent l’école ou que l’école rejette.
C’est la raison pour laquelle, depuis une trentaine d’années, l’institution suscite des dispositifs complémentaires sensés compenser les difficultés de la scolarisation dans les milieux défavorisés. Or sans que l’on s’en soit aperçu, ces dispositifs parallèles modifient radicalement le paysage de l’enseignement. Ils interrogent nos pratiques scolaires et les finalités mêmes que nous poursuivons. Comme le montrent deux chercheurs canadiens, Maurice Tardif et Louis Levasseur, à propos des États-Unis et du Canada, mais aussi ailleurs en Europe et notamment en France, ces « aménagements » transforment profondément « la division du travail éducatif ».
Cette recherche se penche sur l’essor de différents groupes d’agents qui, depuis trente ans, se sont approprié une partie du travail enseignant au risque de voir le territoire de l’enseignant redéfini. Avec l’extension du secondaire, de nouveaux agents sont chargés de répondre aux problèmes de l’hétérogénéité. D’abord professionnels spécialisés (conseiller d’orientation, directeur adjoint, psychologue, bibliothécaire, orthophonistes, animateur de la vie éducative), ces personnels non enseignants sont rejoints par ce que Tardif et Levasseur appellent des « techniciens de services éducatifs » qui n’ont pas de statut universitaire reconnu, mais déchargent les enseignants des aspects les plus pénibles de leur travail.
Ces agents techniques sont de plus en plus nombreux. Mais au-delà de leur nombre, ce qui frappe est le paradoxe de leur faible qualification et leur hyper polyvalence. Évoluant dans une école qui change, face à des élèves difficiles, ils peuvent tout faire. Confinés dans l’espace parascolaire, ils informent, guident, recadrent le comportement des élèves, renforcent le lien à l’école, aident aux devoirs à la maison, etc. Ils compensent en grande partie, les carences parentales et les insuffisances pédagogiques qui se traduisent par les situations délicates, les incidents dans la classe, les élèves en difficulté, les conflits multiculturels, les insolences, etc.
L’enquête de Tardif et Levasseur montre comment ce phénomène transforme « la forme scolaire ». La montée en puissance des agents non enseignants met en évidence la dualisation du métier d’enseignant et la nécessité de compétences transversales pour prendre en charge une part de la socialisation. Enseigner c’est aussi travailler sur les valeurs, la citoyenneté, le civisme, bref, faire autre chose que le programme, être capable de jouer d’autres rôles : coordonner des équipes, piloter des innovations, relever le défi de l’éducation.
La multiplication des agents non enseignants fait exploser le modèle traditionnel de l’enseignant en mettant en tension deux styles de pratiques, voire deux objectifs contradictoires : la mission d’instruction d’une part, celle de la socialisation d’autre part.
Les auteurs analysent les fonctions, les méthodes et les conséquences de cette sous-traitance éducative. Installés dans les interstices de l’organisation, sans formation, avec des statuts précaires, des rémunérations minimales, déconsidérés, ces techniciens « envahissent » l’école pour répondre aux difficultés d’intégration scolaire, sociale et personnelle des élèves. Sur le terreau de la misère sociale dans l’école démocratique, ils sont là pour rapiécer le lien scolaire, reconstruire la règle, relancer le jeu de la scolarité. On ne s’étonnera donc pas qu’ils travaillent au plus près des élèves, dans la proximité en s’appuyant d’abord sur le relationnel. Là où l’élève en résistance refuse le cadre scolaire, il ne s’agit pas d’en rajouter dans le conflit et la coercition. Il faut au contraire se situer dans l’écoute, la bienveillance, le développement de capacités sociales.
Cette nouvelle division du travail éducatif montre l’apparition d’un nouveau paradigme communicationnel qui vient se substituer au modèle durkheimien basé sur la discipline et l’autorité. Aux limites du territoire de l’enseignant, dans des zones d’indétermination, dans l’ombre de l’informel, dans l’incertitude, dans l’isolement, dans l’urgence, tâchant d’éviter la surenchère et l’exacerbation du conflit, ces nouveaux venus dans le paysage pédagogique sont le signe d’une crise de la socialisation scolaire que nous ne voulons pas voir. Une véritable révolution de la forme scolaire. Comment en effet donner accès aux compétences communicationnelles, comment prendre en compte la personnalité de l’élève, comment guider l’autonomie ? Toutes ces interrogations issues de cette recherche renvoient à la question radicale du sujet : enseigner, oui, mais à qui ? La forme scolaire n’est-elle pas, de fait, définitivement dépassée ?
Christian Vitali
Questions à Maurice Tardif
Se dessine aujourd’hui la nécessité d’assurer des fonctions de socialisation autant que pédagogiques. Pensez-vous que ces fonctions actuellement non qualifiées puissent se professionnaliser ?
Dans la plupart des pays où l’on constate une croissance importante du personnel technique qui assure des fonctions non qualifiées, on observe divers efforts pour structurer ce champ de travail et définir le statut de ses agents. Historiquement, les agents techniques sont apparus dans les années 1960 comme une main-d’œuvre sans formation universitaire ou tertiaire, et à statut précaire : à forfait, à durée déterminée, etc. Or, leur nombre croissant ainsi que leur responsabilité, ces agents ont créé des associations et syndicats pour défendre leurs droits. Dans les décennies 1980 et 1990, ils ont réussi, du moins pour une partie d’entre eux, à pérenniser et formaliser leur fonction au sein des systèmes scolaires. Cependant, nous sommes encore très loin d’une professionnalisation, notamment parce que ces agents sont considérés selon la terminologie américaine comme des paraprofessionnels : ils sont composés majoritairement de femmes, ils sont moins instruits que les professionnels et les enseignants, ils coutent moins cher et leur tâche est beaucoup plus flexible, tandis que leur statut et pouvoir restent faibles dans les établissements scolaires.
Dans notre recherche, nous avons justement essayé de montrer que ce qu’on appelle la professionnalisation de l’enseignement et de certains autres agents scolaires se double, depuis trente ans, d’une véritable déqualification voire d’une prolétarisation d’une partie du personnel scolaire. À notre avis, il faut donc cesser de mythifier la professionnalisation des enseignants et regarder vraiment ce qui se passe sur le terrain du travail scolaire et de son organisation. Trop d’universitaires et de chercheurs nous rebattent les oreilles depuis trop longtemps avec « l’enseignant professionnel » : or, ce que notre livre montre, c’est que cet « enseignant professionnel » ne peut exister qu’à condition de diviser le travail éducatif et de déléguer à d’autres le sale boulot.
Pensez-vous que les enseignants devront à terme intégrer cette fonction de socialisation dans leur métier, ou va-t-on au contraire séparer de plus en plus métier d’enseignant et « nouveaux métiers » ?
Ces deux tendances sont partout à l’œuvre. Par exemple, au Canada, aux États-Unis ou en France, les enseignants des écoles publiques situées dans des régions et quartiers difficiles assument déjà depuis longtemps une fonction de socialisation. En réalité, ils ne peuvent pas enseigner, c’est-à-dire faire leur boulot, sans prendre en charge une relation d’aide avec leurs élèves, relation qui outrepasse bien souvent leur mission d’instruction. Cependant, ces enseignants finissent aussi par être débordés par cette prise en charge relationnelle et réclament du soutien soit de professionnels, soit d’agents techniques. De manière générale, à peu près dans tous les pays, les enseignants sont soumis à une injonction contradictoire : assurer la réussite des apprentissages scolaires en mettant l’accent sur la maitrise des savoirs formels par les élèves, tout en assumant une fonction de socialisation auprès des élèves en difficulté, quelle que soit la nature de cette difficulté (intellectuelle, émotionnelle, culturelle, comportementale, familiale, etc). Dans certains pays, on constate que cette injonction conduit à une dualisation du réseau scolaire : des enseignants travaillent dans de bonnes écoles publiques ou privées et se limitent à l’apprentissage des savoirs formels, tandis que d’autres enseignants œuvrant dans des établissements difficiles assument des fonctions d’instruction et d’éducation, tout en demandant du soutien auprès de « nouveaux métiers ».
Cette situation que vous décrivez découle de l’éducation néolibérale. Jusqu’où peut-elle aller ?
Cette éducation ira aussi loin qu’on lui permettra d’aller ! Il en va de même dans toutes les sphères d’activité où s’applique aujourd’hui la logique néolibérale : de l’exploitation des ressources terrestres jusqu’à la marchandisation systématique de la culture, en passant par l’exploitation du travail humain sous toutes ces formes. Notre livre se veut une invitation à résister à cette logique. Il dit : cessons de créer des mythes avec l’enseignant professionnel, le pédagogue expert, le praticien réflexif, allons voir ce qui est train de se passer sur le terrain scolaire.