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La délicate intégration des compétences dans les programmes

L’observateur attentif n’aura pas pu rater la révolution en cours dans la rédaction des contenus d’enseignement. D’une présentation dans les années soixante-dix qui ressemblait au sommaire d’un manuel scolaire, on est passé progressivement à une rédaction de plus en plus précise incluant notamment des indications didactiques. Cela a eu comme conséquence immédiate, un allongement du texte des programmes qui n’est pas synonyme d’un alourdissement : être plus précis dans les formulations ne signifie pas nécessairement être plus exigeant ou plus complet. Derrière la plupart de ces indications, on peut repérer l’apparition progressive des compétences/capacités[[Pour éviter d’inutiles incompréhensions dans cet article, l’auteur préfère parler indifféremment de compétences et de capacités.]]. Ce changement est le résultat d’une histoire, il occasionnera des mutations pédagogiques profondes et enfin, il s’inscrit dans un mouvement international.

Le résultat d’une histoire

Depuis la fin des années quatre-vingt, s’est répandue l’utilisation du mot compétences dans l’enseignement général. Il s’agit là d’une véritable révolution culturelle. En effet, son utilisation dans le système éducatif remonte au début des années soixante-dix dans la définition des diplômes professionnels (CAP, BEP, BTS[[À l’époque les bacs pros n’existaient pas encore.]]). Une tentative timide a ensuite été menée au milieu des années quatre-vingt dans l’enseignement général : les objectifs de référence pour la classe de seconde qui détaillaient les compétences à développer chez les élèves dans six disciplines[[Mathématiques ; SVT, physique-chimie, français, histoire-géographie, EPS.]]. En dépit des moyens importants mis en œuvre à l’époque (publications envoyées dans chaque lycée, stages nationaux de formation), cette réflexion n’a pas eu d’influence sur le fonctionnement des classes de seconde et plus généralement du lycée. C’est assez normal si l’on considère qu’aucune obligation de suivre cette démarche n’était faite aux enseignants. On aurait pu espérer que les évaluations, qualifiées abusivement de diagnostiques[[Une évaluation quelle que soit sa forme permet de déceler des symptômes mais ne peut pas faire le diagnostic qui relève du professionnalisme du pédagogue.]] de CE2, 6e puis secondes entraineraient des changements de fond : en effet, pour la première fois, les enseignants disposaient à travers les cahiers d’évaluation, de l’analyse des capacités/compétences mises en jeu et développées au cours de l’année : cela n’a pas suffi !
La mise en place des modules dans les classes de secondes[[Seconde générale et technologique ; seconde professionnelle]], la référence à des groupes de besoins plus qu’à des groupes de niveau dans les textes officiels[[ Circulaires de rentrée de 1992, 1993 et 1994.]] aurait pu/dû encourager l’évolution vers une prise en compte des compétences. Au lieu de cela, ce sont les structures qui se sont conformées aux schémas anciens : les modules sont devenus de simples dédoublements, les évaluations de début d’année ont été abandonnées parce que sans effet notable sur la réussite des élèves… Ainsi, les évolutions de méthodes ou de structures ne sont-elles pas réellement concrétisées.
Enfin, on peut noter un changement très prudent dans la rédaction des programmes où selon les disciplines, le terme de capacités est progressivement utilisé depuis les années quatre-vingt-dix : mathématiques, SVT, éducation physique et sportive par exemple.

Une véritable révolution

Mais il faut attendre le début des années 2000, pour voir la véritable « révolution » avec le socle commun des connaissances et des compétences. Son inscription dans la loi est de l’ordre de l’exception ; sa rédaction en amont des disciplines scolaires également ; enfin, la définition retenue pour le terme « compétences » en est une troisième forme.
Dans le sillage du socle commun, les nouveaux programmes de la scolarité obligatoire (école et collège) ont donné une place toute nouvelle aux compétences/capacités. Certains ont cru ou feint de croire et de voir dans ce changement un choix idéologique ou bien la victoire d’une forme de pédagogisme. Loin de cela, il faut simplement se réjouir du fait que l’approche par compétence est sans doute la seule réponse possible à la construction et à la conception des programmes. L’augmentation du nombre et de la diversité des savoirs rendent le choix de ceux à enseigner pendant les années de formation initiale quasi impossible : par exemple, où arrêter les programmes d’histoire ? À quelle période arrêter les œuvres littéraires à étudier ? Ne faut-il pas étudier le sida en raison de sa découverte très/trop récente et les incertitudes qui subsistent sur le plan scientifique ?… À ces questions aux réponses arbitraires et donc discutables, le consensus se fait assez facilement sur la définition des compétences et des capacités à travailler dès la scolarité obligatoire[[Cf. infra.]] (voir l’exemple du socle commun), et même dans les lycées.

La nécessité de mutations pédagogiques profondes

À cet instant, on ne peut que s’étonner du décalage entre d’une part l’inefficacité des réflexions pédagogiques menées depuis une vingtaine d’années sur la prise en compte des compétences dans l’enseignement, et d’autre part l’effet quasi-immédiat de leur inscription dans les textes programmatiques (socle commun en 2006, programmes de collège au printemps 2008). Cette impression est encore renforcée par les effets de l’affirmation de la prise en compte des exigences du socle commun dans l’attribution du diplôme national du brevet[[Circulaire de rentrée 2009, BOEN du 21 mai 2009.]], à compter de la session 2010. On peut analyser cette réalité à travers la difficulté effective à valider ou non la maitrise d’une compétence : notamment la crainte d’une subjectivité dommageable aux élèves est souvent évoquée. Il faut être réaliste : le risque existe ! En revanche, au regard des pratiques actuelles, il n’est pas plus important que dans l’utilisation de notes. Rappelons à cet effet quelques réalités vécues par tous les professeurs :
– On note les copies des élèves en fonction de ce qu’on connait d’eux par ailleurs.
– Les notes globales obtenues comme sommes de notes partielles rendent (très) mal compte des acquis des élèves. Par exemple, cela n’a pas beaucoup de sens ou de réalité que de comparer deux élèves ayant eu 12 à un travail qui comportait cinq questions, notées chacune sur quatre points.
– Les moyennes et plus encore les moyennes de moyennes ne permettent pas de faire des bilans très représentatifs.
En revanche, les notes permettent de classer les élèves, en utilisant la relation d’ordre des nombres : celui qui obtient 13,8 est sans doute meilleur que celui qui n’a que 12,4. Mais ni pour l’un, ni pour l’autre, on ne saurait dire précisément ce qu’ils savent réellement faire ! Au contraire, le renforcement de pratiques liées aux compétences amène à avoir un autre regard sur le travail des élèves, et encourage une pratique d’évaluation analytique.
Pour beaucoup d’enseignants, l’évaluation des compétences s’assimile au remplissage interminable de grilles. Cette image n’est pas totalement infondée quand on regarde les livrets de compétences de l’école primaire diffusés en 1995, par exemple, ou bien encore celles des CAP au début des années quatre-vingt.
Or, il est possible de considérer l’évaluation d’un travail d’un élève sur un autre mode que celui de l’exhaustivité à priori des compétences à mobiliser. En effet, tout travail d’élèves est révélateur de symptômes plus ou moins apparents. L’expertise du pédagogue est de repérer ces symptômes, leur récurrence et surtout d’évaluer leur importance et particulièrement leurs éventuelles conséquences sur des apprentissages ultérieurs.
Ainsi, l’évaluation analytique ne prend pas comme référence une production idéale à laquelle on comparerait celle des élèves, mais au contraire, elle part de la production de chaque élève et cherche à repérer les paramètres susceptibles d’être retravaillés pour améliorer la performance. Comme la mère de famille ne dresse pas tous les matins la liste de toutes les maladies infantiles que n’a pas son enfant, se préoccupant simplement de repérer ce qui n’est pas habituel (des boutons, un peu de fièvre, un manque d’appétit…), le professeur ne va pas essayer de repérer toutes les capacités mises en jeu par un élève dans l’exécution d’un travail, mais son professionnalisme va lui faire noter ce qui est la cause présumée d’une insuffisance.
Au-delà de la question cruciale de l’évaluation, inscrire dans les contenus d’enseignement les compétences à développer chez les élèves amène à revoir en profondeur le métier de professeur, le déroulement et l’organisation d’une heure de classe : un professeur peut présenter le savoir qu’il possède, il ne peut pas faire de même pour développer les compétences de ses élèves.

Un mouvement international

La plupart des pays occidentaux sont moins attachés que la France aux connaissances que les élèves doivent posséder à la fin d’un cycle de formation. Par exemple, dès le milieu des années quatre-vingt, Margaret Thatcher a fait rédiger en Grande Bretagne le core curriculum, privilégiant l’utilisation des compétences plutôt que des connaissances. Dans les années quatre-vingt-dix, la communauté française de Belgique s’est dotée d’un document recensant les compétences à acquérir à chaque niveau de la scolarité obligatoire. Peu d’années plus tard, c’est au tour de l’Italie de rédiger le socolo duro. Progressivement, les pays d’Europe centrale s’engagent dans la même voie depuis la chute du bloc soviétique.
Ces évolutions ont été renforcées par les choix opérés par l’OCDE dans la conception du programme PISA (programme international de suivi des acquis des élèves) et par l’Union européenne à travers différentes recommandations de la Commission européenne :
– PISA a fait le choix des compétences/capacités parce que c’est la seule solution pour comparer les acquis des élèves de différents pays qui ne suivent pas les mêmes programmes : si les contenus de mathématiques ou encore de langue maternelle sont bien sûr différents d’un pays à l’autre, on retrouve de grandes convergences dans les objectifs visés, c’est-à-dire en général dans les compétences que l’on cherche à développer.
– Pour la commission européenne, c’est la réflexion sur la société de la connaissance qui a amené les ministres de l’éducation puis la commission à rédiger un document de cadrage sur les compétences clés, publié en 2006. On y retrouve la plupart des choix faits dans le socle commun français si ce n’est que ce dernier ne considère pas un élève comme un futur agent économique mais comme un futur citoyen : l’Europe privilégie l’esprit d’entreprise quand la France insiste sur la nécessité de développer une culture scientifique et humaniste.

En conclusion, dans une époque où la globalisation est une réalité incontestable, où la circulation des personnes est de plus en plus effective, il devient indispensable de tendre vers une certaine cohérence ou convergence des formations initiales dispensées dans les différents pays. Cela pousse déjà à se tourner vers les compétences/capacités. Par ailleurs, la difficulté qui est en train de devenir une totale impossibilité, de choisir les connaissances à acquérir dans le cadre de la formation initiale est un deuxième argument pour concevoir des programmes d’enseignement fondés sur les compétences.
Ainsi, ne s’agit-il pas d’un choix que certains se plairaient à présenter comme idéologique — il devient alors rejetable sans avoir besoin d’argumenter -, mais de la prise en compte raisonnable de réalités et donc d’une obligation incontournable !

Dominique Raulin, directeur du CRDP d’Orléans-Tours, ancien secrétaire général du Conseil national des programmes.