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L’enseignement du comptage en débat

Une conférence nationale sur l’enseignement des maths s’est récemment tenue à Lyon, organisée par l’inspection générale et les didacticiens de l’Institut français de l’éducation. Dans leur synthèse, les organisateurs soulignent que « le nombre d’élèves en difficulté en mathématiques, et en particulier en calcul, devient préoccupant ».

Cependant, Rémy Jost, l’inspecteur général qui présidait l’organisation, s’exprime contre un changement des programmes à l’école élémentaire, dans le souci d’assurer une certaine stabilité au cadre de travail des enseignants. Une autre de ses propositions n’en prend que plus de relief : il faudrait « orienter clairement les pratiques mathématiques à l’école maternelle ». Pour savoir en quoi ces pratiques auraient une orientation peu claire, voire seraient mal orientées, il convient de se tourner vers les diverses contributions.

numérotage et dénombrement

Dans un texte préparatoire à la conférence, j’ai défendu l’idée que la seule façon de clarifier la question consiste à distinguer deux façons d’enseigner le comptage à l’école.

Soit l’enseigner en insistant sur la correspondance : un mot, un élément. Cela conduit l’enfant à concevoir les éléments successivement pointés avec le doigt comme « le un, le deux, le trois, le quatre, etc. ». Les mots prononcés sont alors des sortes de numéros renvoyant chacun à un élément et un seul, et on peut donc parler d’un comptage-numérotage.

Soit l’enseigner en insistant sur la correspondance entre chaque mot et la pluralité des unités déjà considérées : « un, et encore un, deux ; et encore un, trois ; et encore un, etc. » Il s’agit de faire comprendre aux élèves que chaque nouveau mot prononcé donne le nombre résultant de l’ajout d’une nouvelle unité. On peut alors parler d’un comptage-dénombrement.

L’apprentissage du comptage-numérotage est évidemment plus facile que celui du comptage-dénombrement, et le premier est souvent enseigné comme propédeutique du second. Une autre possibilité consiste à s’abstenir de tout enseignement du comptage, tant que les enfants ne peuvent pas comprendre le comptage-dénombrement. Mon texte défend ce dernier choix. Cette position n’est pas nouvelle, mais une recherche récente étaye fortement ce point de vue.

Entre 1970 et 1986 (période piagétienne de l’école maternelle), on pensait que les enfants ne pouvaient pas profiter d’apprentissages numériques avant six ou sept ans. La conséquence fut radicale : l’enseignement du comptage disparut totalement de l’école maternelle.

Suite aux travaux d’une psychologue américaine, Rochel Gelman, on a assisté, à partir de 1986, à une réhabilitation soudaine de la pédagogie de sens commun : on s’est remis à enseigner le comptage-numérotage dès la petite section. Cela continue le plus souvent aujourd’hui.

Or, une recherche de la Depp[[Disponible sur le site du ministère.]] a comparé les performances en calcul des élèves de CM2 en 1987, 1999 et 2007. Elles baissent beaucoup entre 1987 et 1999 et stagnent ensuite. Les élèves de 1987 calculaient très bien au CM2 sans rien avoir appris à l’école maternelle, ils calculaient bien mieux que ceux d’aujourd’hui qui apprennent le comptage-numérotage dès la petite section.
Les pédagogues des années 1970-1986 avaient raison : mieux vaut ne rien enseigner à l’école maternelle qu’enseigner précocement le comptage-numérotage.

Dans sa contribution, Fabien Emprin, didacticien, propose d’améliorer l’enseignement du comptage-numérotage : il faudrait notamment que les enseignants évitent de suggérer à leurs élèves le comportement qu’ils attendent d’eux. Il note que certains chercheurs ont une position plus radicale et se prononcent contre tout enseignement du comptage-numérotage mais il semble considérer ce point de vue comme très minoritaire. Or, c’est celui que Michel Fayol, un psychologue qui connaît bien la question, soutient dans une interview récente[[Disponible sur le site du SNUipp.]] contre un enseignement précoce du comptage-numérotage. Un neuropsychologue célèbre, Stanislas Dehaene, présent à la conférence, n’imagine pas qu’on puisse choisir de ne pas enseigner le comptage-numérotage, mais son analyse rejoint quand même la mienne : il souligne que les élèves ont alors besoin d’une véritable « révolution mentale » pour accéder à une vraie compréhension des nombres. En fait, sa position s’explique vraisemblablement du fait qu’il ne sait pas qu’il existe des pratiques pédagogiques permettant aux élèves de faire l’économie de cette révolution mentale[[Voir mon article du 16 mars 2012 sur le site du Café pédagogique.]].

Signalons enfin l’intervention de Joël Briand, autre didacticien : sollicité pour faire le contrepoint de l’intervention de Stanislas Dehaene, il s’abstient de l’analyser sur le fond et se contente de donner des exemples d’enfants qui sont loin de comprendre précocement les nombres.

Si l’on veut que les performances en calcul s’améliorent, il serait souhaitable que ce débat puisse se développer.

Rémi Brissiaud
Laboratoire Paragraphe (Paris 8)


Pour en savoir plus
Les textes et les vidéos de la journée sont disponibles sur le site
http://educmath.ens-lyon.fr/Educmath