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L’enseignement des questions socialement vives en histoire et géographie

Demander à un prof d’insister sur le rôle positif de la colonisation ou confier la mémoire d’un enfant victime de la Shoah à un élève de CM2, c’est commander officiellement un usage de l’histoire, c’est livrer la délicate relation passé-présent à l’espace public, c’est confier à l’école la résolution de ce qui est communément désigné aujourd’hui sous l’étiquette de « question socialement vive (QSV) ».
Tel est l’enjeu traité par un petit ouvrage rassemblant une vingtaine de contributions de chercheurs des disciplines sociales, historiens engagés et enseignants syndiqués, réunis pour s’interroger sur les rapports entre histoire et mémoires, sur la légitimité et la didactique de savoirs sensibles renvoyant à des blessures du passé diversement partagées, peut-être refoulées, des savoirs souvent occultés, objets de controverses entre spécialistes et experts, sources de désarroi potentiel pour l’école.
Alors, comment enseigner de telles questions ? Leur nature même réclame qu’elles ne soient pas simplement posées mais traitées, par recours à une démarche critique permettant de confronter les versions, avec une évaluation de la capacité à examiner des conceptions ancrées, à les remettre en cause, au lieu de l’évaluation d’une quelconque conformité à des réponses attendues, avec une mise à jour scientifique permanente pour des objets neufs, avec une maîtrise des outils de pensée propres à les transposer. Autant dire une démarche au sein de laquelle un enseignement transmissif s’épuiserait vite.
Comment éviter un discours lisse sur le passé, comment se distancier des illusions générées par un témoignage empreint d’émotion, par exemple dans l’étude de la Résistance ? Comment juguler le risque d’assignation identitaire dans l’histoire de l’immigration ? Comment dépasser la question négationniste dans l’enseignement de la Shoah, enseignement hors norme, à la réception si délicate ? Comment dépasser une approche victimaire de la question de l’esclavage qui trouve peu à peu sa place dans les programmes avec l’étude de documentations, l’usage du débat ou le recours à l’imaginaire ? Un enseignant peut-il se départir de ses convictions lorsqu’il aborde des questions particulièrement brûlantes, comme le conflit israélo-palestinien par exemple, jusqu’à se demander si de telles questions sont enseignables, à moins que, justement, leur acuité les rende enseignables par l’intérêt, au risque de la passion, qu’elles suscitent chez les élèves ?
Dans le deuxième volet de l’ouvrage, les historiens s’interrogent sur les QSV enseignées à l’école en les ancrant à des situations géo-historiques. L’Afrique, continent souvent présenté comme maudit, devrait faire l’objet de programmes « africanisés » montrant l’histoire des grands royaumes ou l’esclavage comme une histoire aussi indigène, le découpage classique de l’histoire (Antiquité, Moyen Âge, etc.) n’ayant ici aucun sens. Entre « devoir de mémoire » et refus de repentance, au-delà des confusions entre colonialisme et immigration, comment aborder une histoire de la colonisation préconisée par les instructions officielles et présentée dans les manuels ? Ainsi en va-t-il de questions « froides » méritant d’être « réchauffées » (l’historicité et l’usage du modèle IIIe République), de questions « réchauffées » (l’identité nationale, dont la vivacité s’est accrue par la création d’un ministère) ou de questions apparemment « refroidies » et qui resurgissent (celle du fait religieux, sous le coup des réactions du chef de l’état). à ce propos, c’est l’historicité des religions qui doit être d’urgence inscrite aux programmes, avec une clarification sur les postures à adopter dans les comparaisons entre religions du livre actuelles, entre elles et les religions polythéistes, sans surdétermination du fait religieux par rapport aux autres facteurs d’explications de l’histoire.
Dès lors, quelle formation continue l’enseignement de telles questions réclame-t-il face aux fortes attentes des professeurs pour un domaine neuf, otage des sphères politiques, des lobbys, des traditions académiques et professionnelles ?

Pierre-Philippe Bugnard