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L’éducation démocratique est-elle une utopie?
La France est-elle une démocratie ? Deux siècles après la Révolution, le sujet fait encore débat. Faut-il s’en étonner ou ne devrait-on pas plutôt se demander pourquoi personne ne pose cette question concernant l’école et la famille ? Serait-il insensé de souhaiter que l’éducation se conforme aux valeurs qui fondent notre République ? Combien de temps encore devra-t-on attendre que l’enfant ou l’élève ait réellement la parole et participe systématiquement à l’élaboration des règles et sanctions auxquelles il aura à se soumettre ? De réformes en refondations, combien de temps encore l’éducation démocratique restera-t-elle une utopie ?
L’enseignement a besoin d’une atmosphère apaisée propice aux apprentissages. La persistance de la violence scolaire et des incivilités indique toutefois que ce besoin reste largement insatisfait en dépit des mesures de prévention proposées depuis des décennies.
Se pourrait-il que nous nous soyons arrêtés trop vite à l’idée traditionnelle selon laquelle le manque de respect, les incivilités et la violence sont avant tout le fait des élèves ? Ne pourrait-on envisager que le comportement de ces derniers soit non pas la cause des troubles mais l’effet, c’est-à-dire la réaction à une violence dont les adultes seraient à l’origine ? De fait, l’école n’est-elle pas, comme la famille, un microcosme social au sein duquel les volontés de l’adulte et celle de l’enfant ne cessent de s’opposer ?
La réciprocité inhérente à cette lutte rend a priori suspecte la tentative pour assigner au plus faible le rôle de coupable. L’adulte est ici non seulement juge et partie, il est aussi responsable ultime. Dès lors, l’examen doit porter sur ses pratiques éducatives et la situation faite aux élèves bien davantage que sur leurs fragilités, carences ou autres dispositions.
Conflit entre enfants et adultes
La question prioritaire est donc de savoir comment les membres de la communauté éducative, scolaire mais aussi familiale, gèrent le conflit des volontés infantiles et adultes. Sachant que l’option consistant à anéantir une volonté adverse par la force ou la menace n’est pas acceptable en contexte éducatif, le conflit en question peut seulement a) se terminer par un accord ou b) durer ad libitum.
Bien que le débat démocratique soit plébiscité par nos sociétés modernes, il semblerait que la plupart des éducateurs résistent à la première option qui suppose de donner la parole à l’enfant. Craignant probablement de se trouver débordés, ils préfèrent penser qu’il est dans la nature de l’enfant de devoir se soumettre volontairement (sic) à l’autorité des adultes, parce que : a) il n’est qu’un enfant (du latin infans qui veut dire « n’a pas la parole ») b) les adultes savent ce qui est bon pour lui et c) ils veulent avant tout son bien. Une telle posture assimile tout dissensus avec l’enfant à une dissidence de sa part. Parents et enseignants y réagissent généralement en tentant d’imposer leur loi sans voir que c’est justement cela qui engendre le conflit et le perpétue. Car chercher à imposer sa volonté, même bien intentionnée, c’est manifester à l’égard de la personne de celui que l’on veut soumettre une violence qui, en s’offrant comme modèle, suscite et légitime les réactions en miroir, de même nature mais de sens contraire.
Ancien Régime
Ce qu’il importe de comprendre ici c’est que, Révolution ou pas, la société a toujours tenu l’éducation dans l’Ancien Régime, au sein duquel le « sujet » est as-sujetti et non pas libre. Faute d’en avoir conscience, parents et enseignants ont manqué le fait qu’au cours du siècle dernier, avec notamment la complicité des publicitaires, les enfants ont accompli leur révolution. Ils ont pris la parole, de sorte qu’il n’y a plus d’infans. Les familles amènent à l’école des êtres pleinement sujets – voire souverains – qui réclament à cor et à cri le respect de leur personne et donc de leur libre-arbitre.
Force est d’y consentir car, aussi éclairée et bienveillante qu’elle se prétende, la volonté de l’adulte ne peut plus être imposée sans faire violence à cette demande et susciter un sentiment d’injustice. La contrainte est ici d’autant plus irrationnelle que l’adulte ne peut viser une quelconque « victoire », celle-ci ne pouvant en effet être acquise que s’il brise dans l’enfant ce que, précisément, il souhaiterait éduquer : la volonté, le libre-arbitre, la personne même. Loin de l’amener à la responsabilité, le rapport de force, la contrainte, alimentent le ressentiment et la rébellion de l’enfant. De ce dernier, l’adulte récoltera alors ce qu’il a semé : sa propre toute-puissance.
Les éducateurs adeptes du « caporalisme », qu’ils soient parents ou enseignants, visent l’obéissance sans comprendre la différence entre l’obéissance de l’esclave qui est servitude et l’obéissance de l’homme libre qui est (auto)discipline. Ils ne voient pas que seul l’accord donné à ce qui devient alors contrat ou loi peut susciter une obéissance qui ne fait pas violence au libre-arbitre, au sujet, à la personne. Respecter l’accord, c’est respecter ses propres engagements, c’est donc se respecter. C’est à cela que l’enfant doit être éduqué et non pas à la soumission au bon vouloir de l’adulte.
l’Éducation démocratique
L’éducation démocratique, parce qu’elle est basée sur la co-construction de règles communes qui, à l’écart de toute idée de contrainte, seront autant d’objectifs que l’élève aura fait siens et qu’il sera désireux d’atteindre, permet l’accordage des volontés de l’enfant et de l’adulte. Elle offre donc une issue à leur incessant conflit mais requiert de la part de l’enseignant un renoncement à la pédagogie de la toute-puissance, un renoncement à cet Ancien régime dorénavant obsolète. Cela ne veut pas dire un renoncement au vouloir éduquer qui lui incombe, puisqu’il reste de sa responsabilité de satisfaire aux besoins de l’élève, notamment celui de construire une capacité de gouvernement de soi dont on pourrait penser qu’elle constitue l’alpha et l’oméga du processus éducatif.
Jusqu’à présent, le système éducatif n’a guère incité les enseignants aux révisions déchirantes que nécessite le renoncement à la toute-puissance. Pourtant, dès son arrivée au ministère de l’Éducation nationale en mai 2012, Vincent Peillon a successivement lancé trois chantiers sur la refondation, la violence scolaire et la morale laïque, dont la quasi concomitance suggérait une convergence et donc une cohérence de l’action publique qui semblait enfin ouvrir la perspective d’une éducation démocratique.
Violence et climat scolaires
Une refondation digne de ce nom ne se devait-elle pas de régler le problème de violence scolaire ? Et dans le contexte d’un enseignement de morale laïque, quelle solution aurait pu écarter le principe de plein respect de la personne de l’élève en tant que citoyen en formation, inscrit dans un devenir de sujet libre, autonome et responsable au regard d’une loi commune collectivement construite et librement consentie ?
Bien que n’ayant pas été expressément nommée, une approche démocratique se profilait donc à l’horizon du domaine éducatif et ce, tant en principe qu’en pratique, étant donné que l’action engagée vis-à-vis du climat scolaire offrait des pistes concrètes pour basculer de l’utopie à l’actualité. Le guide Agir sur le climat scolaire n’évoquait-il pas les bénéfices du «sentiment de justice scolaire» et, à cet effet, la nécessité d’«établir un cadre et des règles explicites» obtenus avec la «participation des élèves à la production des[dites] règles» ? Le souci affiché du «bien-être et de la bienveillance pour les élèves» n’était-il pas une invitation au respect de la personne de l’élève ?
Malheureusement, après bientôt trois années d’une présidence ayant fait de l’école une de ses priorités, force est de déchanter : si tant est qu’il existe, le souci démocratique reste cantonné au niveau social, il concerne l’école et non pas l’éducation. De fait, le guide Agir sur le climat scolaire est plutôt discret concernant la «participation des élèves à la production de règles». Cette notion apparaît une seule fois et n’est pas reprise dans la section où les équipes sont invitées à réfléchir sur leurs pratiques éducatives.
Le grand soir n’aura pas lieu cette fois-ci
Bref, il semble assez évident que le grand soir de l’éducation démocratique n’aura pas lieu au cours de ce mandat. Il n’a jamais été dans l’agenda de nos ministres et, en définitive, il apparaît peu contestable que la réforme en cours n’a de refondation que le nom. Ainsi, en dépit d’une inscription plus que centenaire dans les pratiques des enseignants novateurs, l’éducation démocratique semble devoir rester du domaine de l’utopie.
Alors qu’il serait tellement aisé d’obtenir un consensus sur la violence éducative, qui n’est plus acceptable sous quelque forme qu’elle se présente. En effet, elle expose les élèves à des enseignants qui, selon leur personnalité, parfois perverse, peuvent exercer de véritables formes de harcèlement moral en toute impunité étant donné que les sanctions arbitraires qu’ils imposent s’adressent à de «mauvais élèves» semblant dès lors mériter leur sort presque par définition.
Le simple fait de rendre obligatoire la construction collective des règles et des sanctions ferait immédiatement disparaître l’attirail du «tyran éclairé» dont tant d’enseignants outillent encore leur pédagogie spontanée avec l’idée que c’est toujours «pour le bien de l’enfant». Ton impérieux, colères, menaces, cris, brimades, humiliations, moqueries, insultes et autres violences psychologiques (ou physiques) ne pourraient plus, évidemment, figurer au règlement convenu. Même la note se trouverait soustraite à la pédagogie de la contrainte.
Ne devient-il pas en somme urgent d’imaginer une école où l’enseignant serait non seulement garant mais modèle de respect ? N’est-ce pas cela qui, avec sa compétence et sa capacité de mise en réussite des élèves, devrait lui garantir le respect qu’il attend de ces derniers ? L’école cesserait alors d’être un champ de bataille pour devenir le sanctuaire que tant de penseurs appellent de leurs vœux. En cessant de s’apparenter à l’usine ou à la caserne qui restent, par excellence, des lieux de mécanisation de l’individu et donc de stérilisation de son être, elle pourrait devenir véritablement le lieu des apprentissages, de l’épanouissement, de l’accomplissement de l’élève.
Ramener la paix dans l’école sans faire la guerre aux élèves ne serait-il pas le meilleur moyen de ramener la paix dans le monde ? On me dira que c’est une utopie mais le besoin de la voir se réaliser ne se fait-il pas, jour après jour, de plus en plus pressant ?
Luc-Laurent Salvador
Chercheur associé au LIRDEF, Université de Montpellier