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L’école et l’exclusion : Une mise en alerte

D’emblée, il faut entendre ici le mot exclusion comme désignant, pour le dire de façon tranchante, « la part d’échec » de l’école, les limites d’une politique scolaire qui se veut légitimement démocratisante [[C’est Jacques Donzelot qui suggère de définir « l’exclusion » par la « part d’échec » des politiques : voir Donzelot Jacques, Les transformations de l’intervention sociale face à l’exclusion, in Paugam, Serge, dir. L’Exclusion, l’état des savoirs, éd. La Découverte, 1996.]].

L’exclusion telle que nous l’entendons dans ce dossier n’est ni une question d’élèves ni une question d’enseignants, c’est une question systémique. Elle désigne les ratés de la réussite scolaire, dont des élèves sont les victimes, manifestement, en même temps qu’ils en sont les acteurs. Tout comme les enseignants, les établissements, les familles, et au-delà « la société » dans son ensemble sont à la fois dans l’affaire acteurs et victimes à certains égards. De l’échec, de l’absentéisme ou de l’indiscipline, voire de l’exclusion prononcée en conseil de discipline, à l’exclusion au sens politique (ou problématique) du terme, il faut donc changer de focale.

En 2000, quelque 8 % d’une classe d’âge sortent encore du système scolaire sans qualification, et ce chiffre n’a pas baissé ces dernières années. Au bout de dix années de scolarité, quelque 10 % des jeunes gens présentent des difficultés graves de compréhension de l’écrit, et près de 4 % peuvent être qualifiés d’illettrés. Il y a des jeunes soumis à l’obligation scolaire qui s’y soustraient (c’est le phénomène de la « déscolarisation », nouvellement reconnu), et non seulement leur niveau est très faible mais leur estime d’eux-mêmes est souvent profondément dégradée [[Cf. Broccolichi Sylvain, Largueze Brigitte, « Les sorties sans qualification du système éducatif, moins de cinq ans après l’entrée au collège », Éducation et Formations (46), 1996.]]. Il est vrai qu’une mauvaise scolarité ne débouche pas toujours sur une mauvaise insertion dans l’emploi, et celle-ci pas toujours sur une vie ratée, sur une vie d’exclus, néanmoins ces indices interpellent l’école en tant que service public.

Qu’est-ce qu’une scolarité normale ?

« L’exclusion traite des exclus en tant que et seulement en tant qu’ils sont plus ou moins éloignés de ce dont ils ne devraient pas l’être », écrit Saül Karsz, assez mystérieusement à première vue [[Karsz Saül, « L’exclusion : faux concept, vrai problème », in S. Karsz, dir., L’Exclusion, définir pour en finir, éd. Dunod, 2000.]]. Au fondement, il y a du jugement social. La loi mentionne ce que la collectivité nationale trouve normal en matière d’acquis au cours de la scolarité : il est question, pour tous, d’une instruction (une « culture générale »), d’une employabilité (une « qualification reconnue »), et d’un épanouissement personnel et social (« développer sa personnalité », « exercer sa citoyenneté »). Ces attentes, n’importe quel père et mère de famille les ressent en envoyant son enfant à l’école, même si leur contenu précis varie selon les individus et les groupes sociaux. Or, elles entrent en collision avec d’autres normes : ainsi l’idée générale que chacun a ce qu’il mérite (c’est le schème de « croyance en un monde juste », mis en évidence par la psychologie sociale [[Cf. Jodelet Denise, Les processus psycho-sociaux de l’exclusion, in Paugam, dir.]]), – idée qui se décline assez couramment chez les enseignants en celle-ci : c’est la société qui est injuste, l’école est juste (c’est un peu la « philosophie spontanée » des enseignants).

On le voit, ces deux dernières normes, prises ensemble, ne sont pas incompatibles avec l’attente de scolarité normale. À condition de traiter l’élève qui ne va pas bien scolairement comme une exception ou comme une erreur. En imputant les difficultés à l’altérité (sociale, culturelle…) des élèves « difficiles », on rend leurs difficultés normales et on valide à la fois la croyance en la justice de l’école et le principe d’une scolarité normale pour tous. C’est cette liaison (scolarité normale, rétribution du mérite, altérité de certains) que la problématique de l’exclusion oblige à réviser. Elle récuse le schème « chacun a ce qu’il mérite ». La sociologie de l’éducation dit depuis quarante ans que l’égalité des chances n’est pas réalisée dans l’école. Si l’on veut garder le cap de l’égalité, il faut penser l’école comme un ensemble de rouages produisant des effets sociaux et cognitifs, rouages qu’il incombe aux professionnels (et aux responsables politiques ! – chacun sa sphère de compétence) de conduire et d’adapter autant que nécessaire en fonction des effets observés. Ce qui revient à appliquer à l’école une réflexion conséquentialiste (à mettre en avant le critère des conséquences de l’action) [[Sur l’importance de ce critère dans l’action publique aujourd’hui, cf. Duran Patrice, Penser l’action publique, éd. LGDJ, 1999.]].

La fabrication sociale de l’exclusion scolaire

Au cœur de notre problématique, il y a la conviction que « les choses peuvent changer ». Il ne s’agit pas de prendre les acteurs sociaux pour des démiurges, de faire comme s’ils pouvaient métamorphoser le monde à volonté. Mais de bien comprendre ce qui se joue dans les interactions entre acteurs.

L’apport des sociologues est décisif dans la compréhension du phénomène. Il s’agit d’une sociologie neuve, nourrie de la tradition de sociologie critique « à la française », mais pas seulement, et beaucoup plus soucieuse que sa devancière d’appréhender les processus dans leurs méandres et leur complexité – beaucoup plus interprétables en termes professionnels, par conséquent.

Deux concepts s’avèrent cruciaux pour décrire la fabrication sociale de l’exclusion à l’école : le concept d’ordre coproduit (ou négocié), et le concept de carrière (ou de trajectoire).

Le concept d’ordre amène à décrire les modalités selon lesquelles les acteurs (élèves, enseignants, autres professionnels) construisent et entretiennent ensemble l’ordre scolaire (le climat de travail, le sentiment que « ça va bien », ou bien le chahut, l’inquiétude sur ce qui se passe, etc.). Une étude de cas dans un LP étiqueté sensible et pourtant tranquille quoique pas spécialement performant, montre ainsi une configuration où l’ordre d’ensemble repose notamment sur un dispositif central de rattrapage des bavures comportementales (des élèves et des adultes), établi à l’échelle de l’équipe éducative et bien reconnu par tous, tandis que l’ordre dans la classe et la mise au travail des élèves, laissés à l’initiative des professeurs dans leurs classes respectives, sont très inégalement assurés. L’efficience collective serait sans doute améliorée si certains enseignants modifiaient leur gestion de classe, ce que les équipes successives de direction n’ont pas recherché ou pas obtenu [[Lorcerie Françoise, Darbon Sébastien, « Encadrer les jeunes : un lycée professionnel, un club de rugby », in Collectif, L’exclusion au cœur de la cité, éd. Anthropos, sous presse.]].

Le concept de carrière (en un sens dérivé de la valeur qu’a le mot dans carrière professionnelle, par exemple) s’intéresse à la construction subjective et objective, active et réactive, rétrospective et en projet, régulière ou en ligne brisée… d’une courbe de vie ou d’une évolution collective. Ce concept permet d’appréhender la déscolarisation et le décrochage scolaire, entre autres, en tant que processus interactifs et séquentiels, qui se développent souvent à bas bruit, du moins dans leurs premiers temps.

Ainsi, les jeunes qui ont abandonné l’école moins de cinq ans après leur entrée au collège, montre Sylvain Broccolichi, étaient de milieu modeste et avaient des acquis très faibles à l’entrée au collège. Que leur mauvais accrochage scolaire résulte d’ennuis de santé, d’ennuis familiaux, d’un déménagement, etc., ils n’avaient personne chez eux pour les accompagner dans l’étude et ne fréquentaient pas une structure d’aide. Le changement d’établissement, les exigences du collège, l’affectation à une mauvaise classe, les ont enfoncés dans le sentiment qu’ils étaient nuls, ce que certains – mais pas tous – ont compensé en chahutant. Puis ils sont partis, malgré les instances de leurs parents souvent. Or, tous les élèves partageant les mêmes caractéristiques scolaires et sociales à l’entrée au collège n’ont pas quitté l’école. Pourquoi ? Comment ? Les chercheurs s’intéressent tout particulièrement aux inflexions de trajectoire, aux redressements. Le geste pédagogique d’accompagnement et de soutien apparaît décisif, qu’il soit accompli dans le cadre de la classe ou en dehors [[Voir Broccolichi Sylvain, « Désagrégation des liens pédagogiques et situations de rupture », VEI Enjeux (122), sept. 2000 ; Lemarchant Clotilde, « Les trajectoires de raccrochage de jeunes Caennais. Rôle des réseaux et sociabilités », ibidem.]]. On voit alors sur les carrières scolaires ce que dégage aussi une étude de l’insertion dans l’emploi : « Beaucoup de parcours contiennent des situations précaires, sans que le parcours lui-même soit précaire [[Werquin Patrick, « De l’école à l’emploi : les parcours précaires », in Paugam, dir.]] ».

Innover ? Non ! Transformer l’ordinaire

C’est sur la base de ces constats que le dossier est construit. On n’y parle pas d’eux, les élèves pour lesquels le pronostic scolaire est mauvais. Le précédent Cahier sur l’exclusion (n° 328) les montrait banals, ordinaires. Nous irons ici plus directement à l’essentiel : à la représentation d’irréversibilité ou d’adversité que construisent les enseignants à propos de ces élèves et de leur milieu pour expliquer leurs défaillances. Cette représentation est fallacieuse. Elle se comprend, mais il faut la récuser. Sans qu’il soit question, dans un pervers mouvement de balancier, d’exonérer les élèves de leurs propres responsabilités individuelles et collectives dans leur mauvaise conduite et/ou leur échec, on affirme ici la faisabilité et l’impact potentiel d’un agir éducatif bien ciblé, coproduit entre enseignants et élèves au premier chef, et mobilisant aussi les équipes d’établissement, les partenaires de l’accompagnement scolaire et, pourquoi pas, les alliés du contrat éducatif local, tous parties prenantes du pari de l’éducabilité des enfants et des jeunes.

Cette fois, le dossier est donc centré sur nous, ou plutôt sur la transaction (pratique et symbolique) entre nous et eux constitutive du rapport pédagogique, dans laquelle nous détenons statutairement et sans conteste la position dominante. Le dossier est structuré comme une séquence d’action :

  1. Anticiper – car tout indique que les carrières d’exclusion débutent très tôt et à très bas bruit. Or, on peut et on sait agir pour prévenir, certaines expériences paraissent très prometteuses (cf. Sylvie Cèbe).
  2. Voir et réagir – car dans le cours des scolarités, au rythme des jours, le plus difficile apparemment est de s’apercevoir des problèmes qui émergent, sachant que les moyens (réglementaires et matériels) manquent peut-être moins que la réactivité professionnelle face à l’érosion (selon le mot d’Elizabeth Thuriet). Et il faut ici reparler du soutien et des partenariats : les élèves les plus en difficultés sont les plus exclus de la communication ordinaire en classe, observe Sylvain Broccolichi. Tout n’est pas possible dans la classe, à tout le moins dans le dispositif de la leçon collective. D’où l’importance d’une politique d’école ou d’établissement contre l’exclusion.
  3. Récupérer – Même après un épisode d’exclusion (par exemple une exclusion disciplinaire), l’exclusion scolaire n’est pas un destin. Bertrand Schwartz martelait cette idée dans les années soixante-dix, mais il désespérait de l’école : c’est au-dehors de l’école et après elle, dans l’entreprise, qu’il plaçait ses espoirs de récupération des exclus de l’école [[Schwartz Bertrand, Moderniser sans exclure, éd. La Découverte, 1994 (rééd. 1997).]]. Aujourd’hui, l’école entreprend de récupérer elle-même ceux qu’elle n’a pas su ou pu accrocher normalement à l’étude. Un changement à vouloir, et à suivre de près [[Merci à Jean-Michel Zakhartchouk pour son aide dans la mise au point de ce texte.]].

Françoise Lorcerie, CNRS.