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L’anomalie comme culture
La critique de l’Éducation nationale est un genre spécifique dans le débat démocratique. C’est même une culture du dénigrement ouvertement structurée. Pour l’étayer, ses propagateurs fouillent parfois dans les entrailles de l’histoire et collationnent des anomalies de toutes sortes. Les châtiments corporels et les punitions vexatoires en font partie, même s’il s’agit d’un passé lointain. Encore que… En 2004, l’inspection générale a publié un rapport sur Les brutalités et le harcèlement exercé sur des enfants par les personnels des établissements scolaires. Dans le même ordre d’idée, on notera que, durant des décennies, les instituteurs ont pu transformer les enfants gauchers en élèves droitiers. En 1964, Célestin Freinet, en personne, écrivait que « l’enfant, même s’il recevait quelques coups de règle quand il se servait de la main gauche à l’école, n’en prenait pas pour autant un complexe susceptible de troubler son comportement ». Plus haut dans le passé, Bretons et Occitans ont dû ravaler leur langue sous l’action pugnace des « hussards noirs ».
Néanmoins, la culture du dénigrement préfère plus souvent le présent au passé en ressassant six thèmes prééminents : la bureaucratie, les inégalités, l’orientation, le redoublement, la notation, la pédagogie.
La bureaucratie scolaire
L’Éducation nationale est une organisation gigantesque, forte d’un-million-trois-cent-mille fonctionnaires, accueillant environ quinze-millions de jeunes et changeant de ministre en moyenne tous les quinze mois. En l’occurrence, le leitmotiv du dénigrement est la taille. Les cornacs du mammouth sont suspects d’en être réduits à quantifier des effectifs, réguler des flux, administrer des cohortes, accumuler des dossiers, totaliser des notes, le tout sans pouvoir se soucier d’une qualité des décisions prises à l’égard des élèves, des familles, des personnels, des élus locaux. À telle enseigne que l’institution admet et gère son entropie consubstantielle comme une caractéristique qui va de soi. Elle offre même une sorte de service après-vente fait de médiateur de l’éducation, de commissions d’appel, de recours gracieux et d’instances de réparation de toutes sortes.
La persistance des inégalités…
Une enquête récente établit une corrélation entre l’aspect autarcique de l’enseignement (qui ressemble souvent à un latin d’église à usage interne) et l’échec des élèves des milieux les plus modestes[[Télécharger « Éducation informelle et éducation formelle en France » (Gérard A. Castellani, administrateur des Céméa, 8 mai 2006).]]. Le fossé[[Bernard Toulemonde, inspecteur général de l’Éducation nationale, lors du forum L’école que nous voulons. Salon de l’éducation 2003.]] entre la culture familiale et la culture scolaire est moins une question de langage pour comprendre les professeurs et les manuels, qu’une divergence fondamentale concernant le statut des connaissances et de la scolarité. Par exemple, les couches défavorisées pensent que l’important n’est pas d’apprendre, mais d’aller le plus loin possible dans un cursus. À contrario, les milieux favorisés trouvent dans le savoir un intérêt pour lui-même et aspirent à apprendre pour le plaisir[[Cf. Philippe Dessus, Culture familiale et culture scolaire.]], en sorte que leur culture s’apparente à celle des professeurs.
Les carences de l’orientation…
En 2005, Vincent Troger constate que le choix des options, voies et filières procède d’une sorte de prédestination sociale. Parmi les collégiens entrés en 6e en 1989, le succès au baccalauréat se répartissait comme suit[[Lire l’article de Marie Duru-Bellat, Les causes sociales des inégalités à l’école, sur le site de l’Observatoire des inégalités.]] : fils et filles d’enseignants 85 % ; autres catégories moyennes et supérieures 82 % ; enfants d’ouvriers 31 % ; jeunes dont les parents étaient inactifs 23 %. Dans le même sens, un rapport de l’inspection générale[[L’AEF, dépêche n°55502 du 31 aout 2005.]] précise que les procédures d’orientation doivent être améliorées et notamment qu’il faudrait revoir les modalités d’affectation en lycée professionnel, en ne raisonnant pas uniquement en termes de places vacantes, afin d’être plus attentifs aux souhaits des élèves. Cette préconisation en dit long sur la culture d’une administration qui sauve toujours les apparences en casant tous les élèves quelque part, au besoin à tort et à travers.
L’abus du redoublement…
Le cout du redoublement atteint deux-milliards d’euros par an pour l’enseignement scolaire. Alors que le taux moyen mondial[[Chiffres pour 2005. International n°69 du 21 janvier 2006. In Jean-Marc Bernard, Oldie Simon, Katia Vianou, Le redoublement mirage de l’école africaine, conférence des ministres de l’Éducation ayant le français en partage (8 juin 2007).]] est de 5 % ; à l’âge de quinze ans, 38 % des jeunes Français auront redoublé au moins une fois. Aux yeux de nombreux enseignants, les directives pour éradiquer la culture du redoublement désavouent leur évaluation des élèves et détériorent leurs conditions de travail en imposant le passage en classe supérieure d’élèves n’ayant pas le niveau requis. Contre toute évidence, les défenseurs du redoublement sont dans le déni, ils insistent sur sa valeur éducative puisqu’il est comme une épée de Damoclès incitant certains élèves à s’engager davantage dans leurs études. Par ailleurs, le redoublement maintiendrait l’image d’un établissement en évitant la montée imméritée d’élèves trop faibles.
Les défaillances de la notation…
André Antibi a démontré que les notes obtenues par tout contingent d’élèves se répartissent systématiquement en trois tiers : les bons, les moyens et les mauvais, y compris quand la majorité des élèves a un bon niveau. Ce phénomène engendre un volant structurel d’élèves composant le mauvais tiers, indépendamment de la qualité de leur travail. Trois explications sont avancées. Premièrement, la pression du système scolaire à laquelle les enseignants obéissent inconsciemment pour sélectionner les jeunes. Deuxièmement, la conception élitiste des sujets : niveau de langue, type de barème, recherche de l’originalité, etc. Troisièmement, le mode de correction et notamment l’introduction d’exigences discrétionnaires permettent tant de perpétuer la constance macabre en évaluant la qualité de l’écriture, le respect des sauts de lignes, la vitesse d’exécution…
Les imperfections de la pédagogie…
Alain Finkielkraut[[Propos recueillis par Claude Askolovitch et Brice Couturier L’Événement du jeudi, du 18 au 24 novembre 1999.]] dénonce la détérioration du statut de la parole du maitre à l’ancienne : « Aujourd’hui que dit-on au prof ? Tais-toi. Fais parler les élèves ou fais-les pianoter devant un écran. Accueille les intervenants extérieurs (…) Bref, mets fin au règne de la parole professorale ». Faire parler les élèves ou les faire taire : telle est la question centrale de toute pédagogie. Or, le plus souvent l’école considère que la parole des élèves est un péril. Dans la culture scolaire standard, les élèves doivent écouter. Aux origines, la pédagogie « Jules Ferry » estimait qu’aucun élève ne pouvait parler sauf s’il y était invité. Mieux : la censure de celui qui parle prend parfois un sens citoyen puisqu’il s’agit de répartir la parole équitablement entre tous les élèves. Donc, on fait taire ceux qui ont des choses à dire au motif que d’autres n’osent rien dire…
Comment cultiver les jeunes ?
Aucun consensus n’existe sur la culture scolaire définie comme le bagage à remettre aux élèves. Par ailleurs, les désaccords sont abyssaux concernant la culture institutionnelle en tant que résultante diffuse des usages du système éducatif. Dans la foire d’empoigne qui sert de débat sur l’école, le seul point de convergence relatif concerne la culture jeune. Peu d’adultes l’acceptent in extenso. Quelques-uns la récupèrent à des fins scolaires (rap, graff, slam). Beaucoup la présentent comme une régression.
Dans ce contexte, les rigoristes de gauche peuvent frayer avec les modernistes de droite sur le thème d’une reprise en main. Généralement ils proposent une rééducation des générations montantes par le truchement de l’école ; par exemple, en réintroduisant le port de blouse, en rêvant d’un uniforme à l’anglo-saxonne, en imposant le vouvoiement aux maitres, en imaginant des internats quasi militaires. Mais l’icône dominante de toutes ces trouvailles éducationnelles reste l’autorité de haute tradition. Elle est pour Luc Ferry la légitimité de l’école (sa substance), et il conseille même aux enseignants d’en finir avec la modernité pour revenir aux choses sérieuses, comme « avant ». Avant quoi ? Sans doute, avant que les jeunes n’entrent en masse dans les collèges et les lycées.
Gilbert Longhi
Enseignant-chercheur en sciences de l’éducation