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Je suis la gardienne du foyer

Au printemps, les enseignants sont partis à la guerre. Les mots d’ordre ont été affûtés, les banderoles en vieux draps sont sorties des placards, les visages se sont fermés, et les voilà partis au combat.

Bon sang, pourvu que la guerre ne dure pas et qu’ils reviennent vite, le temps de la récolte approche.

En attendant, je suis chargée de garder la maison et de veiller à la sécurité de ceux qui restent.

Tous les jours, à chaque heure, j’arpente les couloirs déserts, j’ouvre des portes : « Attention, me disent certains d’un air farouche. Ne confondez pas. Nous sommes là pour aider à la moisson afin que le grain ne se perde pas, mais nous retournerons tout à l’heure à la bataille! »

Isolée dans la grande demeure, je ronge mon frein, la tête pleine de tumulte et de colère, espérant un armistice qui ne vient pas. Les jours et les semaines passent, les corps à corps se multiplient. Je les vois rentrer de temps en temps, jeunes gens et jeunes femmes tendres qui ont pris du poids et de l’assurance ; guerriers blessés, amaigris, la barbe dure et les traits creusés.

Comment le leur dire ? Les séances du conseil d’administration sont vides, les étagères des conseils de classe manquent de notes, les tempêtes dispersent au loin les élèves. Enfermés dans leur rage de vaincre et dans leur souffrance, ils s’isolent chaque jour pour d’âpres « Assemblées de Guerre » dont je suis exclue et d’où ils sortent encore plus déterminés. Certains me rabrouent :
« Qu’est-ce que cela veut dire de vouloir nous remplacer aux champs ? Vous ne devez pas récolter sans nous : les conseils de classe attendront, il nous faut d’abord sauver le pays.
Allons, dans quel combat vous engagez-vous ? Vous allez vous ruiner et risquez d’y perdre la vie. » J’essaye un mot, un geste apaisants : « ne vous inquiétez pas, je protégerai la maison. Quand tout sera fini, vous retrouverez du feu dans la cheminée. »

L’autre jour, les combats se sont rapprochés : j’ai dû rabattre les volets et fermer toutes les issues. Avec les membres de la communauté, nous avons passé un brassard aux couleurs de nos guerriers en pensant très fort à eux qui se battaient pour nous. Pourvu qu’ils reviennent saufs et que le grain ne pourrisse pas sur les aires.

Nous les avons vus regagner le domaine, les uns après les autres, harassés, couturés, désespérés. La victoire était bien maigre : malgré tout nous avons fait la fête, bu, mangé et dansé presque toute la nuit. Il nous fallait célébrer la famille à nouveau réunie, recommencer à nous parler, à travailler ensemble.

Les combattants et les combattantes vont maintenant panser leurs plaies et restaurer leurs forces. Pour nous, les gardiens du domaine, le temps du repos n’est pas encore venu. Malgré notre fatigue, notre frustration d’être restés à l’arrière du combat, la bouche encore amère de paroles contenues, il nous reste à tout préparer pour la rentrée d’automne.

Auront-ils alors envie de labourer les classes, d’ensemencer les jeunes esprits ? Garderont-ils confiance dans les promesses de la vie ? Aurons-nous une récolte l’été prochain ?

Michèle Amiel, proviseure.