Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
Innovation et société, le cas de l’école
Françoise Cros, ISTE éditions, 2017
Qu’à l’heure du Brexit, un éditeur anglais publie en français un ouvrage intitulé Innovation et société, le cas de l’école, prouve l’importance de l’innovation dans le changement de l’école et de la société. Il ne s’agit donc ni d’un « gadget » ni d’une « bouffée d’oxygène » (p. 180) et Françoise Cros de rappeler notre devise (« changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société ») pour établir qu’elle ne peut réussir que grâce à l’innovation tant les réformes imposées d’en haut échouent et les pédagogues isolés s’essoufflent.
Elle procède en trois chapitres. Le premier est consacré au mot et au concept car, au départ, la « nouvelleté » menace l’ordre établi. Même Diderot propose de la « craindre dans un gouvernement » (p. 16). Recourant à Tocqueville et Schumpeter, Françoise Cros fait de l’innovation une pièce à deux faces, l’une démocratique et l’autre pédagogique. C’est en effet la créativité qui alimente le changement à condition que l’idée originale puisse se développer puis se déployer dans sa mise en pratique (figure de la page 23, très claire comme l’ensemble des illustrations et tableaux). Autrement dit par Alain Michel, « une innovation est une invention qui a réussi » (p. 47 et 148). Mais le chemin est parfois long entre l’invention et sa diffusion sociale. L’explication tient à « l’intéressement des acteurs », à un faisceau de raisons qui leur font adopter telle ou telle nouvelle manière de faire d’où la très belle courbe qui établit la durée nécessaire pour qu’une innovation meure de sa belle mort en s’institutionnalisant (p. 53). Magnifique leçon d’humilité qu’il faudrait administrer à tout ministre de l’Éducation nationale prenant ses fonctions. Le chapitre se termine sur les six principes qui régissent « l’innovation frugale » de sa coconstruction entre praticiens et chercheurs à la constitution de banques de données, plus source d’inspiration que recettes à appliquer, en passant par la personnalisation, l’investissement à bas coût, le travail interactif et, pour l’école, un rôle accru à l’initiative des parents et des élèves.
Puis, le propos se resserre sur l’école. Mais le « mammouth » bouge encore ! Et l’alternative du centralisme jacobin qui fait du Bulletin Officiel la référence du système et de la créativité girondine, toujours menacée par la machine à broyer la tête qui dépasse, a bien retardé l’apparition d’un bureau consacré à l’innovation en 1995 avec recrutement d’une personne extérieure et deux enseignants détachés. Il y aura aussi deux Conseils nationaux de l’innovation pour la réussite scolaire puis éducative, bien vite étouffés. « L’innovation, combien de divisions ? ». De plus, certaines confusions apparaissent comme les « bonnes pratiques » qui figent et font appliquer dans un contexte ce qui a été décrit comme une réussite dans un autre. D’où l’inopportune obligation faite à des personnes qui voulaient pour la plupart rester cachées pour vivre heureuses de décrire selon des standards leur action en termes d’objectifs et d’évaluation ! Cela incite à adopter une écriture plus créative et à « aller voir dans les écoles comment se déroulent ces innovations » (p. 110). Françoise Cros propose même de faire des récits et décrit la complexité qui s’observe dans un établissement où se pérennise la démarche d’innovation. Il ne s’agit pourtant pas de recréer un univers déstructuré et la question de l’accompagnement apparaît dans sa redoutable ambiguïté : « Il n’y a pas loin de l’accompagnement à la manipulation » (note 53, p. 128) s’oppose à « l’accompagnement est une modalité largement facilitatrice d’évolution des représentations et des pratiques professionnelles » (p. 129). D’où le recours aux courants pédagogiques et un judicieux développement sur la formation à l’innovation qui ne peut se concevoir sans une formation de formateurs « développant la capacité globale d’innovation » (p. 142).
Plus court, le dernier chapitre n’en porte pas moins sur l’essentiel, l’enjeu politique et de gouvernance de l’innovation à l’école. Reprenant Alain Bouvier, il met en évidence l’avantage des établissements apprenants sur ceux qui « se contentent » d’innover puis il établit la nécessité de (re)penser l’évaluation de l’innovation et de créer une dynamique qui aboutit à la création d’établissements formateurs et de structures expérimentales (p. 149). Le livre, publié en octobre 2017, s’achève sur la description de cinq temps de notre politique publique de soutien à l’innovation. Si les quatre premiers de 1980 à 2017 ne posent pas de problème, le cinquième, imaginaire (2018 à 2022), se présente comme un « impératif de survie de tout système social apprenant ». Il semble aujourd’hui hors de propos tant le nouveau ministre impose ses vues, de la rentrée en musique aux dictées quotidiennes dans le premier degré. Or la « solution unique pour tous les pays s’est heurtée à la complexité des situations réelles » écrit Françoise Cros (p. 179). Il ne faut pas être grand clerc pour prédire l’échec d’un système qui ne peut plus subir les diktats d’un ministre tout-puissant : « l’innovation devient un incontournable dans le gestion et le développement des systèmes éducatifs tournés vers la société du futur » (p. 180). Raison de plus pour demander aux politiques de s’en dessaisir au profit de la société et du temps long.
Même si quelques points mériteraient d’être repris dans la mise en forme, notamment la double bibliographie en notes et en fin d’ouvrage, qui fait que Rogers (1995) cité pratiquement dix fois ne se retrouve ni dans les unes ni dans l’autre, ce livre fait sortir l’innovation de son statut de modification mineure encouragée par la hiérarchie tant qu’elle ne contrevient pas à l’ordre établi. Françoise Cros sait lui donner du souffle et en faire un élément de dynamisation vers une transformation radicale et démocratique de l’école d’aujourd’hui encore coincée entre ses origines populaires pour la « communale » (le premier degré) et sélectives pour le lycée où subsistent les classes préparatoires aux grandes écoles auxquelles sont dévolues les plus fortes rémunérations.