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Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »

Carnets rouges n° 29, octobre 2023

Lorsqu’il s’agit de mettre à disposition des résultats de travaux scientifiques on pourrait s’attendre à ce que les biais idéologiques soient neutralisés or le titre de ce dossier est explicite : l’idéologie ne déserte pas le champ de la recherche scientifique voire même elle peut l’instrumentaliser. Les douze contributions visent à permettre au lecteur de mieux discerner ce qui est en jeu à l’école lorsqu’on tente de comprendre les sources des difficultés d’apprentissage : sont-elles le fruit de dispositions naturelles inégalement partagées ou d’environnements hostiles pour certains, facilitants pour d’autres ?

Comme l’annonce Christine Passerieux sur le site des « Carnets rouges » : « ce numéro s’attache à identifier, dénoncer et réfuter une idéologie des dons mortifère et de plus en plus décomplexée qui s’affirme, sans preuves, pour ce qu’elle n’est pas, une science. Également à participer à un débat qui refuse l’idéologisation et l’instrumentalisation de la recherche ».

Car on assiste, nous disent les auteurs, à un discrédit de la sociologie critique qui avait mis en relief dans les années 60 – avec notamment les travaux de Bourdieu – l’impact de la classe sociale d’origine sur la réussite scolaire. Parallèlement on constate un essor certain d’une tendance à représenter les faits sociaux selon une perspective biologique avec le développement et l’engouement pour la génétique et les neurosciences. Un vrai danger selon Christian Laval pour qui « l’éviction de l’explication sociologique est une condition indispensable à l’expansion des dispositifs du néolibéralisme dans le champ de l’éducation ». Éviction qui n’est pas sans conséquences – pointées par Adrien Martinez : « La première des conséquences en est l’affirmation d’un discours biologisant sur les difficultés d’apprentissages qui, en invisibilisant leurs caractéristiques sociales, participe d’un différentialisme individualiste légitimant les inégalités. La deuxième tient à la prétention de certains acteurs des sciences cognitives d’ériger leur discipline en science de l’agir enseignant, assujettissant ainsi les métiers de l’enseignement et disqualifiant les autres champs de savoirs »

Pourtant Henri Wallon soulignait avec force dès les années 1930 « Scinder l’homme de la société… c’est lui décortiquer le cerveau ».

Parce que « le vivant est complexe » on ne peut échapper à la nécessité de considérer « les interdépendances permanentes entre génétique et environnement matériel et social ». C’est une des idées-forces du dossier, rappelée par Catherine Bourgain et plusieurs contributeurs qui dénoncent aussi la tentation hégémonique des neurosciences particulièrement observable ces dernières années et à l’œuvre sous le ministère Blanquer et la présidence du CSEN par Stanislas Dehaene. L’article d’Adrien Martinez met particulièrement en évidence « ce procédé de dévalorisation des savoirs scientifiques issus d’autres champs et des savoirs professionnels, […] articulé à une survalorisation des acquis récents des neurosciences, pour légitimer l’idée d’une neuroéducation. »

Si pourtant – comme l’évoque Anna Carballo Márquez : « Il n’existe pas de recettes universelles en éducation, ni de méthodes éducatives fondées sur des études neuroscientifiques » comment s’appuyer – malgré tout – sur les résultats de la recherche afin qu’ils deviennent des ressources pour les professionnels ?

Sans doute faut-il, comme y invite Stanislas Morel, « se confronter au problème de compatibilité entre sciences sociales et sciences cognitives pour le dépasser » et initier entre chercheurs des travaux interdisciplinaires qui favorisent l’émergence progressive d’une communauté de chercheurs moins clivés, capables de mises en commun face à des problèmes complexes. Sans doute faudrait-il aussi pouvoir proposer aux professionnels confrontés aux difficultés d’apprentissage « un panel d’explications relativement bien maitrisées par les enseignants et que ce soient eux qui gardent la main sur l’ensemble des causes qui peuvent expliquer les difficultés de leurs élèves »

Le site de Carnets rouges

Nicole Priou