Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Grandir informés. Les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes

Anne Cordier, C & F éditions, 2023

Comment les adolescents et les jeunes adultes s’informent-ils ? Avec leur téléphone portable, bien sûr ! Mais comment se repèrent-ils dans ce que l’autrice qualifie de « monde informationnel particulièrement riche » ? Comment traitent-ils les informations qui leur arrivent ou qu’ils vont chercher ? Et quelles inégalités se créent entre eux ?

Après son livre Grandir connectés (paru en 2015), Anne Cordier, spécialiste des sciences de l’information et de la communication, a choisi de garder le contact avec les adolescents qu’elle avait rencontrés pour poursuivre son enquête sur les modes d’information des jeunes. Elle croise dans ce nouveau livre les expériences individuelles et des données plus quantitatives, et veut tourner le dos aux fantasmes, aux injonctions et aux querelles stériles sur l’usage des écrans par les jeunes.

Grandir informés propose « une flânerie » en onze chapitres, à lire dans le sens que l’on veut. Ils traitent de ce qui se passe « à l’école », en famille, ou dans les « écoles de l’information hors la classe » (au travail, dans les loisirs ou en politique) ; ils abordent les émotions, le « paysage informationnel et médiatique », ou encore les « exclusions et privilèges ».

Chaque chapitre repose sur un ou plusieurs extraits d’entretiens d’Anne Cordier avec l’un ou l’une des jeunes auprès desquels elle enquête, et ce dialogue est ensuite prolongé de ses réflexions et analyses. Le chapitre « Exclusions et privilèges », par exemple, rapporte des échanges avec Zoé, et avec Louise.

Zoé a dû arrêter ses études pour travailler en CDI et vit dans la précarité ; cette situation, puis l’arrivée d’un enfant, l’ont amenée à abandonner ses pratiques informationnelles et de loisirs pourtant très investies au lycée et pendant ses premières années d’études. Désormais, elle cherche des informations qui pourraient l’aider à joindre les deux bouts. Anne Cordier souligne en particulier l’évolution de l’humeur de Zoé entre les deux conversations avec elle. « Zoé a changé de condition sociale. Celle-ci la conduit à vivre une situation économique et professionnelle qui configure tout à fait autrement ses besoins et pratiques d’information, désormais orientés de façon pragmatique, pour soutenir une vie quotidienne éprouvante et non plus nourrir un univers personnel et social augmenté. » (p. 216)

Les inégalités informationnelles sont donc sociales, mais aussi techniques (liées à l’équipement) et genrées. Ainsi, Louise, collégienne en 4e, souligne les différences entre ses propres usages et ceux de son frère, qui n’est pas obligé, lui, de faire la cuisine… Les usages préférentiels des filles sont, par ailleurs, « régulièrement dépréciés, étant considérés comme moins porteurs en termes de développement de compétences » (p. 224). Les filles sont en outre moins enclines à se considérer comme « expertes » face au numérique.

À la fin de ce même chapitre, Anne Cordier précise n’avoir pas choisi d’entrer dans son sujet avec les inégalités comme grille de lecture à priori, mais que c’est l’analyse des données recueillies qui a fait ressortir cette « problématique forte ».

Le chapitre 2, sur « la palette des émotions » évoque la puissance émotionnelle des images, à travers l’expérience de Flavien face aux images des Twin Towers le 11 septembre 2001. Une expérience qui amène Anne Cordier à considérer l’information comme « une expérience profondément sensible » et à attribuer « la négation de cette dimension émotionnelle » à « une conception fortement rationnelle de l’apprentissage […] qui conduit à considérer l’émotion comme une entrave à l’accès à la connaissance » (p. 23).
Mais puisqu’il s’agit de flâner, je laisse les lecteurs et lectrices mener leur propre lecture.

Attardons-nous quand même encore un peu sur la conclusion. Anne Cordier y fait quelques mises au point fortes et plusieurs propositions.

Première mise au point : « il apparait inconcevable, au regard des enquêtes menées auprès des jeunes publics, d’envisager de faire disparaitre de leur écosystème informationnel et social les réseaux sociaux numériques » (p. 307). Donc, il faut faire avec et, surtout, ne pas laisser les parents seuls face à la responsabilité de prendre seuls en charge cette « éducation sociétale ». Mais sans les disqualifier pour autant.

Deuxième mise au point : l’injonction paradoxale à laquelle sont soumis les jeunes ‒ être connecté à un espace d’information infini, mais maitriser ses usages, son temps et ses données, une « tâche incroyablement difficile et exigeante » ‒ s’accompagne d’une forme de mépris véhiculé par les discours politiques sur leurs pratiques informationnelles. Or, « on ne fait pas société dans le mépris et la défiance envers l’autre » (p. 308).

Anne Cordier insiste donc pour que les institutions, au premier rang desquels l’école, prennent en charge l’éducation aux médias et à l’information : « Il s’agit d’instituer une éducation aux médias et à l’information de la maternelle à l’université. » En s’appuyant sur le corps des professeurs documentalistes, « déjà existant, déjà formé, déjà actif », et en développant les projets interdisciplinaires et les alliances avec l’éducation populaire. Elle témoigne ainsi du plaisir rapporté par les jeunes qu’elle a rencontrés à travailler par pédagogie de projet. Autre levier : les TPE (travaux personnels encadrés) dont « la recherche de terrain a documenté de façon très nette la puissance transformatrice du rapport à l’information » (p. 311).

Deux préconisations encore : partir de la définition des jeunes de l’activité informationnelle, pour ne pas laisser de côté l’une ou l’autre dimension (loisirs, passions, intégration à une communauté, curiosité personnelle, besoins quotidiens) au seul profit des activités liées à l’apprentissage. Et faire en sorte qu’ils y prennent du plaisir, plutôt que de les laisser dans un « sentiment d’illégitimité informationnelle » (p. 315).

Et l’autrice de s’engager à la toute fin du livre, avec cette promesse : « Nous serons à la hauteur. »

Cécile Blanchard