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Grammaire et parlers (de) jeunes – Quand la langue n’évolue plus… mais continue de changer

« … la crise de l’école publique tient en
grande partie au vieillissement de sa
pédagogie plus orientée vers les
besoins de la société que vers les
besoins des enseignants. »
[[Touraine A., 2006, Un nouveau paradigme (Pour comprendre le monde d’aujourd’hui), Le Livre de Poche collection Essais, Paris, 410 pages (citation page 106).]]

Sans entrer dans une polémique sans fin, il semble raisonnable d’opposer deux acceptions de la grammaire : soit il s’agit de désigner, par la description et les termes y afférant, la variété de français construite comme étant la langue, soit il s’agit de renvoyer à l’ensemble des règles linguistiques et langagières intériorisées et en permanence reconstruites par et dans les interactions sociales de tous ordres. Cette seconde acception implique qu’il existe une pluralité des grammaires, une pluralité des normes grammaticales, une pluralité des pratiques socio-langagières : il n’est en effet jamais inutile de rappeler que connaître une langue c’est bien entendu identifier la forme de prestige – que tente toujours de construire et transmettre l’institution scolaire pour ce qu’elle porte de valorisation sociale – mais c’est aussi pratiquer la diversité des variétés linguistiques pour ce qu’elles rendent compte du lien social tout autant qu’elles le permettent.
Les grammaires de l’école, les grammaires scolaires, les grammaires mono-normées à enseigner, parce qu’elles renvoient aux normes descriptives (et non pas de fonctionnement), ne peuvent prétendre à l’exhaustivité et cela d’autant moins lorsqu’elles prétendent prescrire la langue. Aussi complètes soient-elles présentées, elles oublient des règles, obèrent des fonctionnements, dénient des pratiques normées parce que leur fonction n’est pas de tout décrire de la langue mais de se présenter comme étant la description de toute la langue. Reste que nombre de locuteurs, linguistes ou non d’ailleurs, conçoivent de bonne foi que connaître la grammaire – entendez la seule grammaire scolaire – est la condition ultime et nécessaire pour être un vrai et bon locuteur ; nombre d’entre eux affirment avec force et conviction que la langue est la grammaire, que la grammaire est la langue, et que la connaissance de l’une ne peut se passer de l’autre.
Mon propos n’est pas de dire que l’enseignement de la grammaire est inutile en soi, mais d’affirmer d’abord que les représentations que l’on a de la grammaire comme le vecteur ultime de la compétence de langue est un discours idéologique comme un autre, à concevoir comme tel, et, partant, à distancier. Ainsi et ensuite, que prendre en considération – ce qui ne veut pas dire l’enseigner et la construire comme variété de référence – la complexité grammaticale des façons de parlers des jeunes constitue une ressource pédagogique indéniable et nécessaire.

Une langue identique et différente

Les mots constituent des programmes de sens ; autrement dit, ils inscrivent dans les discours les actions à mener, les relations sociales à construire, à reproduire, les identités à refuser voire à dénier… Je viens d’employer deux termes qu’il est important de préciser : langue et parlers (de) jeunes. Pourquoi ? d’abord parce que le terme langue renvoie en général à la langue de référence, tendanciellement à la norme (dont la norme scolaire) et que le terme parlers (de) jeunes renvoie pour sa part à l’absence de déférence à la norme ; les deux termes sont construits socialement comme des antonymes (des contraires) ou en tout cas comme des polarisations extrêmes des usages actuels du français, en d’autres mots comme des pratiques francophones distinctes mais complémentaires.
Ce que chacun nomme la langue est perçu par tous comme étant identique aux autres, mais est vécu par tous comme distinct et différent. Ces propos peuvent sembler obscurs voire sibyllins mais sont pourtant à considérer initialement et essentiellement dès lors que transmettre la langue (dont la langue française) ou transmettre des savoirs et des compétences via la langue (dont encore le français mais plus exclusivement) relève d’un métier et de compétences professionnelles propres.
Pour grossir le trait, disons que le discours social (propre à chaque groupe social) construit une représentation de la langue commune comme un fait homogène mono-normé, partagé et partageable, alors que la langue est un fait nécessairement hétérogène et pluri-normé.

Pas de langue désincarnée

On doit prudemment considérer les discours sur l’état nécessairement délétère voire morbide des compétences linguistiques des jeunes gens, des élèves, des étudiants ; il faut en fait avoir conscience qu’une langue n’évolue pas au sens strict du terme (terme qui implique une naissance mais surtout une dégénérescence – à ce titre le français ne cesserait de se corrompre génération après génération et aucune d’entre elles n’échapperaient à ce destin inéluctable) mais change avec une grande constance, une régularité plus ou moins perceptible par les locuteurs ; cela entre autres parce que des facteurs extra-langagiers agissent sur les formes et leurs usages sans que les francophones en aient nécessairement toujours conscience. Ces propos soulignent le fait qu’une langue désincarnée n’existe pas, qu’elle ne pré-existe pas à son usage ; une langue, ce sont d’abord des gens qui parlent. Ainsi, sans exclusive d’autres facteurs, une langue change, une langue varie selon cinq dimensions[[Respectivement on parlera en sociolinguistique de variation diachronique, diastratique, diatopique, diaphasique et diagénique.]] dynamiques et présentes dans tous les usages qu’ils soient phonologiques, syntaxiques, lexicaux ou sémantiques : le changement lié à la dimension générationnelle, celui lié à l’appartenance effective ou seulement déclarée à un groupe social, le changement lié au lieu d’où l’on parle et où l’on parle (une région, une ville, un quartier…), le changement lié à la perception située des différentes personnes engagées dans une interaction et enfin, le changement lié aux pratiques conforme au genre – le sexe social – accepté ou dénié ; sachant que chacune de ces dimensions n’exclut aucune des autres (qui sont toujours présentes) mais se donne à voir comme étant la seule en œuvre… En fait chacune produit une forme – une variété – qui peut être identifiée formellement comme relevant d’une même et commune aire linguistique, mais qui peut fonctionner et fonctionne souvent comme une langue distincte.
Pour grossir le trait, l’enseignant(e) qui s’adresse en français (la langue commune) à des élèves francophones en pensant que l’intercompréhension tant linguistique que langagière va presque de soi (avec un réglage de registre par exemple) et n’est pas un obstacle mais bien sûr un avantage, se retrouve dans nombre de cas dans une situation où il s’adresse à des locuteurs certes francophones mais qui ne parlent pas la même langue que lui / elle…. Car ils n’ont ni les mêmes pratiques ni, surtout, les mêmes représentations sociales de la langue commune.

Que sont les parlers (de) jeunes ?

Soit ils sont perçus comme une menace par les tenants d’une langue française immobile, soit ils sont présentés comme le creuset des nouveaux usages langagiers ; il semble qu’ils constituent à la fois le pire de l’avenir d’une langue (la disparition du beau langage par la contamination issues des parlers des jeunes sans respect pour l’institution) et à la fois le meilleur d’une langue (le trésor dans lequel, voire pour lequel, le génie d’une langue se manifeste). Ils sont à la fois un terme, une étiquette, une dénomination sociale tantôt minorante, tantôt valorisante qui permet de circonscrire un groupe (partiellement générationnel) voire de l’inscrire dans des relations spécifiques au langage, aux langues et à la spatialité marqué par la culture urbaine, et un ensemble de pratiques langagières qui font identité pour un ensemble très variable de locuteurs déclarés ou non déclarés. Dans les deux acceptions, il s’agit de faire cas de l’ethnicisation des rapports sociaux (ce qui est en partie attestable par des observations directes) pour ne pas rendre compte d’une ségrégation socio-spatiale liée à la paupérisation de la société.
Construite en discours comme une variété de langue homogène (« tous les jeunes parleraient le même ‘parler (de) jeunes’ »), la désignation parlers jeunes signifie certes une forme générationnelle (ce qui est récurrent pour toutes les langues) mais surtout une forme identifiée comme étant de la banlieue, de la cité, du quartier, autrement dit d’espaces socialement élaborés et produits comme dévalorisant. Pour ceux dont on finit par croire qu’ils ne parlent ni ne comprennent plus le français, les formes stigmatisées doivent devenir des formes identitaires et positives, et cela, quand bien même leurs usages renforcent la stigmatisation. La survalorisation du rapport à une communauté au détriment de celui que tente de faire valoir l’école, le rapport à la société, est une réponse ultime et finalement régressive à la minoration sociale. Reste que les parlers(de) jeunes proposent d’autres modèles interactionnels et langagiers et certainement une identité culturelle et linguistique en émergence, en tension voire en conflit avec celle(s) imposées et diffusée(s) par les couches sociales culturellement hégémoniques. En cela, ils sont le signalement possible d’un mouvement social, disons un changement possible, un autre paradigme discursif.

On sait, de toutes les façons, qu’il n’existe pas un parler jeune (comme une unique variété homogène), mais autant de pratiques différenciées que les stratégies identitaires de chacun requièrent. Les parlers jeunes sont de fait les traces urbaines des nouvelles formes d’exclusion où la connaissance de la langue – en fait de la variété dominante – pour réussir son intégration sociale reste en discours la condition indispensable et quasi rédhibitoire mais où, en pratique, cette connaissance renvoie conjointement à une connaissance dévalorisée et surtout frustrante de la langue dominante quasi-exogène. Être bon en français, se savoir compétent en langue française, à l’écrit comme à l’oral, n’est plus perçu comme le vecteur de la réussite sociale, mais comme une forme d’imposture face aux diverses formes de la discrimination : ce n’est pas la compétence linguistique qui fait sens et valeur, mais une compétence sociale construite sur les représentations relatives aux lieux de naissance et de vie, à la situation du multilinguisme[[On appréciera le fait qu’être dans un environnement multilingue français, anglais, allemand ne risque pas de faire des enfants de futurs délinquants, quand un environnement multilingue français, arabe, kabyle devient un handicap.]], à la configuration de l’habitat…
Si urgence il y a, elle n’est pas donc de réduire l’acquisition et la maîtrise de la langue à la grammaire, mais de considérer, tant pour l’enseignant que pour l’élève, qu’être francophone ne signifie pas nécessairement parler exactement la même langue. L’urgence n’est pas d’enseigner une grammaire de la langue, grammaire confondue avec la seule nomenclature grammaticale, mais bien d’enseigner la langue commune comme une entité plurielle tant des points de vue uniquement formels que des points de vue culturels et non pas comme une structure finie et ossifiée. Si urgence il y a, c’est de faire de la grammaire vivante.

Thierry Bulot, Université de Rennes 2

ERELIFF-CREDILIF EA 3207
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