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Frontières

Réaliser un dossier sur les sciences humaines est un pari bien ambitieux. D’abord parce que les « sciences humaines » en tant que matière n’existent pas. À l’École on regroupe généralement sous ce terme l’histoire-géographie et les sciences économiques et sociales (SES). Pourtant, bien d’autres savoirs constitués comme la psychologie, la linguistique, la science politique, l’anthropologie, la démographie peuvent faire partie de cette grande famille des sciences humaines. Mais les programmes de sciences économiques et sociales font appel à la sociologie et à l’économie ainsi qu’à la science politique, à la psychologie sociale et à l’anthropologie, l’histoire-géographie incorpore la démographie dans sa réflexion.
Un des objectifs de ce dossier est de faire le point sur les pratiques et les débats actuels dans ces deux disciplines scolaires dédiées traditionnellement aux « sciences humaines ». D’une manière très conventionnelle une première partie s’intéressera à l’histoire-géographie, une deuxième aux SES. Mais à la lecture des différents articles de ces deux parties, on se rendra compte que chacune pose la question du rapport entre les disciplines universitaires et les disciplines scolaires enseignées à l’École. Quels liens entre les savoirs savants et les disciplines scolaires ? Quelles sont les ruptures et les continuités entre les deux niveaux ? Comment les sciences humaines sont-elles enseignées à l’école primaire ?
Une autre interrogation, au centre de nombreux textes, est celle de la didactique. Comment enseigner l’histoire-géographie, les SES ? Comment évaluer les acquis ?
Trait d’union ou conjonction ?
Ces deux disciplines scolaires ont un autre point commun : elles sont constituées de plusieurs savoirs. L’histoire est reliée à la géographie par un trait d’union. Pourtant, ces deux matières sont systématiquement enseignées séparément même si elles sont représentées par un seul professeur.
Les sciences économiques et sociales annoncent une autre logique puisque les deux termes sont réunis par un « et » qui suggère que l’on combine les diverses approches autour d’un objet-problème (le chômage, le travail, l’entreprise…) pour analyser la complexité de la société dans laquelle nous vivons (voir le texte de G. Grosse). Mais il peut être tentant, là aussi, de séparer les savoirs et d’aller vers un enseignement d’« économie-sociologie » (voir l’article de Ch. Dollo).
Dépasser les frontières ?
On sait bien que les découpages en champs disciplinaires et la construction des disciplines scolaires sont les résultats de tensions entre des domaines plus ou moins concurrents. Mais si l’apprentissage a besoin de s’adosser à ces disciplines constituées, il se constitue aussi par les convergences entre ces différents savoirs. C’est l’objet de la troisième partie.
La science humaine n’est-elle pas en train de se construire ou de se recomposer dans les travaux interdisciplinaires et croisés que sont les itinéraires de découverte (IDD), l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) ou les travaux personnels encadrés (TPE) ? Ce sont ces approches transfrontalières (ainsi que les nomme Ph. Corcuff dans ce dossier) qui permettent de « faire varier une pluralité d’éclairages sur des questions analogues [et] faire naître de ces passages des intelligibilités nouvelles, qui ne constituent pas simplement la somme des intelligibilités disciplinaires mais ajoutent un petit quelque chose à la connaissance ».
De fait, aujourd’hui, l’identité professionnelle n’est plus seulement construite par rapport à une discipline d’enseignement d’origine. On n’est pas seulement prof d’histoire-géographie ou de sciences économiques et sociales mais aussi prof en travaux croisés, éducation civique, ECJS, TPE…, et cela prend une place non négligeable dans l’emploi du temps.
Peut-on considérer ces lieux de rencontre comme l’occasion d’une recomposition et d’une nouvelle manière de concevoir les enseignements et le rapport au savoir ?
La famille des sciences humaines n’a pas fini de s’agrandir et de se redéfinir, et cela ne se fait pas sans débats, n’est-ce pas aussi la preuve de sciences vivantes et en mouvement ?

Philippe Watrelot, professeur de sciences économiques et sociales, Lycée J.-B. Corot de Savigny-sur-Orge.