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Former avant tout des lecteurs…
La littérature a droit de cité dans les classes depuis longtemps. Mais une étape nouvelle a été franchie dans le processus de scolarisation de la littérature de jeunesse avec son apparition, depuis 2002, dans le découpage en disciplines des programmes du cycle 3 de l’école primaire, la parution de listes d’ouvrages conseillés (d’abord dans les programmes du collège, puis dans ceux du cycle 3 à la suite des programmes de 2002, et récemment pour le cycle 2), et l’instauration, en 2006, d’une épreuve optionnelle de littérature de jeunesse au concours de recrutement des professeurs des écoles. Cette place correspond à un « basculement » des choix et des conceptions, comme le rappelle en ouverture du cahier Anne-Marie Chartier, au terme d’une analyse historique.
Toute une série de questions, nouvelles ou plus anciennes, s’en trouvent posées.
Les premières sont relatives à la définition même de la littérature de jeunesse, catégorie aux « incertaines frontières », pour reprendre le titre d’un colloque qui a fait date1. Existe-t-il vraiment un secteur spécifique de la littérature, mis à part des effets économiques liés à des politiques d’éditeurs, ou bien rangeons-nous par commodité dans cette catégorie des œuvres qui s’adressent à tous mais sont lisibles aussi par des enfants ou des adolescents ? Quel est l’équilibre à trouver, dans le choix des œuvres proposées aux élèves, entre la simplicité qui rend une œuvre lisible et l’opacité ou l’ambiguïté inhérentes à certaines œuvres littéraires ? Le théâtre occupe ici une place à la fois singulière et exemplaire ; l’arrivée d’une génération d’auteurs de plain-pied avec l’écriture théâtrale contemporaine et qui s’adressent au jeune public oblige à repenser à la fois le répertoire proposé dans les classes et notre conception même du théâtre. Par ailleurs, la notion de littérature comme un continent bien distinct de celui des ouvrages documentaires se trouve interrogée lorsqu’il s’agit des livres de jeunesse : la production documentaire pour la jeunesse est un lieu d’inventivité où se brouillent parfois les catégories trop rigides.
D’autres questions concernent le choix des œuvres à lire et la manière de les aborder. La rencontre avec des livres de jeunesse marquants a compté dans l’itinéraire de bien des adultes, comme le montrent les témoignages reproduits tout au long du dossier. Comment l’école peut-elle favoriser ces rencontres ? Comment peut-elle aider les élèves, non seulement à éprouver des coups de cœur pour un livre ou un auteur, mais à acquérir une culture permettant d’argumenter goûts et déplaisirs, et des connaissances facilitant l’entrée dans des lectures nouvelles ? Plusieurs directions sont explorées dans la deuxième partie du dossier. Comment constituer un répertoire, quels critères peuvent présider au choix des œuvres ? Quelles priorités dans les apprentissages ? Apprendre à construire la cohérence causale de textes apparemment simples est sans doute priorité par rapport à la lecture d’œuvres qui parodient ou subvertissent les codes et les stéréotypes. Comment tisser des liens entre les œuvres, des « réseaux », en se situant résolument du côté de la pensée en construction de l’élève ? Comment concevoir le rôle des bibliothèques et des CDI, de la collaboration entre enseignants et documentalistes, dans le cadre de stratégies pédagogiques articulant lectures prescrites et liberté de choix, lectures personnelles et dispositifs de mise en commun, de la préparation aussi d’événements (prix littéraire, « nuit de la lecture ») permettant de créer certains gestes, intellectuels ou physiques, qui font partie de l’habitus du lecteur.
Lire la littérature, mais aussi la dire, la jouer, l’écrire. Quelle approche pour le théâtre, la poésie, la littérature orale (le conte) ? La lecture oralisée par l’adulte, qui aide puissamment les élèves à entrer dans une œuvre, et qui constitue une partie décisive de l’épreuve du concours de recrutement des professeurs des écoles, implique une soigneuse préparation : quels moyens se donner ? Que faire avec l’image, élément constitutif de ce genre si vivant qu’est l’album ? Quelles écritures en réponse aux lectures ? Entre les propositions faites par les contributeurs de la troisième partie, un point commun se dégage : le refus de tout formalisme, d’apprentissages rhétoriques ou narratologiques inutiles, mais une attention au texte, à son contenu, à ses résonances, à son écriture…
La dernière série de questions concerne le rapport entre la littérature et les autres disciplines scolaires, qu’il s’agisse d’histoire ou de disciplines scientifiques, dans le contexte de l’école primaire ou de l’enseignement secondaire. La littérature ne risque-t-elle pas alors d’être considérée comme un simple instrument, au service d’objectifs étrangers à l’enseignement littéraire ? Les propositions faites témoignent qu’il n’en est rien. La littérature nous parle du monde et les projets interdisciplinaires permettent d’éclairer le rapport complexe que les œuvres de fiction entretiennent avec la réalité.
Si la littérature de jeunesse est peut-être une nouvelle discipline, son enjeu n’est pas de former des spécialistes. C’est de former des lecteurs. Des lecteurs capables de collaborer avec l’auteur dans l’élaboration de significations, qui ne sont jamais données, mais toujours construites.
Jacques Crinon, Université de Paris 12 (IUFM de Créteil).
Alain Zamaron, IUFM d’Aix-Marseille.