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Faire vivre l’enseignement moral et civique. Enquêter et discuter collectivement en classe

Serge Cospérec et Julien Delaye, ESF Sciences humaines, 2023

Alors coordinateur du groupe d’experts chargés auprès du Conseil supérieur des programmes d’élaborer précisément le programme de l’Enseignement Moral et Civique (EMC), en 2015, Pierre Kahn le présenta comme résolument nouveau, en dépit de son inscription dans la longue histoire de l’éducation à la citoyenneté depuis Jules Ferry. Il insistait, en effet, sur une meilleure prise en compte de la dimension morale de cette éducation, mais aussi sur le nécessaire renouvellement de ses méthodes didactiques – l’édification et la transmission magistrale ne paraissant plus efficaces pour que les élèves d’aujourd’hui adhèrent d’eux-mêmes à la République et à ses valeurs.

Malgré trois moutures des programmes depuis 2015, dont une réécriture complète en 2018 dans un sens plus conservateur (beaucoup plus « disciplinaire » et « patriotique », beaucoup moins « moral » et tourné vers les « pratiques innovantes »), malgré les fiches Eduscol et de nombreux « repères annuels de progression », dont la publication révèle le malaise et la  difficulté du terrain à prendre en main ces programmes, l’EMC est très loin d’être parvenu à la place que l’instruction civique et morale avait dans la hiérarchie des disciplines enseignées à l’école primaire il y a un siècle.

Une récente enquête de l’Inspection Générale sur les enseignements en cours moyen menée dans 92 écoles (avril 2022) a pointé le sous-investissement de l’EMC par les enseignants. Le rapport nous décrit une quotité horaire d’une heure hebdomadaire peu respectée (« en moyenne seules 32 minutes sont consacrées à l’EMC »), des cahiers « très peu remplis », « presque aucune évaluation n’a été trouvée »…Si les causes de ce sous-investissement sont nombreuses, il faut faire un lien avec une formation insuffisante en la matière, surtout pour un enseignement ayant connu une rénovation très profonde. Les auteurs introduisent leur ouvrage par ces constats de sous-investissement et dessinent ainsi leur ambition : proposer tout à la fois des outils pratiques et des pistes de formation.

Serge Cospérec et Julien Delaye, tous deux agrégés de philosophie et formateurs à l’INSPE de Créteil, nous proposent, en effet, un ouvrage clé en main pour « faire vivre l’enseignement moral et civique ». Leur méthode, exposée dans la première partie de l’ouvrage, est le fruit de leur expérience de formateurs. Là où d’autres méthodes mettent parfois abusivement l’accent sur la libre expression au détriment d’une authentique construction de savoirs, les auteurs articulent la discussion à une démarche d’enquête dont la finalité est de cultiver la dimension du « jugement », définie par le programme d’EMC aux côtés de la sensibilité, de l’engagement, de la règle et du droit.

Suivent cinq enquêtes exposées dans leurs fondements théoriques et leur application pratique, pour des classes du cycle 2 ou du cycle 3. Le lecteur découvre ainsi comment mener une investigation sur le courage, sur les valeurs et les choix de vie, sur les besoins fondamentaux et le travail, sur les concepts, et enfin sur la distinction entre croire et savoir. Chaque enquête est introduite par une situation inductrice posée grâce à un album de jeunesse, un conte, une histoire… Le questionnement, développé notamment grâce à des « cartes de questions », cherche à articuler l’induction et la déduction : à partir de la situation initiale, elle vise une réflexion universelle et plus générale avant de « redescendre » vers le particulier.

Les séquences sont décrites avec un grand soin : les questions et consignes sont systématiquement indiquées, des photographies de production d’élèves illustrent le texte, le résumé de chaque séance est accompagné d’une version détaillée, les choix sont justifiés et accompagnés de conseils… bref, tout est fait pour faciliter l’appropriation des professeurs. L’ouvrage offre ainsi cinq belles séquences particulièrement convaincantes et éprouvées par de multiples essais en situation de formation. Dans une langue claire à la portée des non spécialistes en philosophie, elles offrent un cadre concret et une réflexion ouverte à la portée des élèves. Surtout, l’approche proposée évite l’écueil du « tout discussion », où discuter devient une fin en soi, et « l’erreur formaliste », où l’accent est mis sur le respect des règles de la discussion. Il s’agit, ici, de viser l’autonomie intellectuelle et l’émancipation des élèves, conformément à l’esprit initial de l’EMC et à l’une des finalités de l’éducation identifiée jadis par Olivier Reboul.

Mais l’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas là et réside aussi dans le point théorique qui ouvre chaque enquête. Ces chapitres, destinés aux enseignants et éclairant chaque projet pédagogique, traitent de quelques-unes des clefs les plus importantes de ce nouvel EMC : réflexions sur l’éthique et la morale, sur ce qu’il faut entendre par « enseignement moral », sur les dilemmes moraux, sur le travail, la solidarité et les besoins fondamentaux de l’être humain, sur la conceptualisation et le raisonnement, sur l’importance et le sens de la laïcité… Accompagnées de quelques références bibliographiques, ces pages donnent envie d’en apprendre davantage et d’approfondir sa réflexion.

Les auteurs ne se bornent donc pas à présenter des séquences (celles-ci étant par ailleurs convaincantes et enthousiasmantes). Ils offrent un condensé de formation à l’EMC à destination de l’enseignant-lecteur, condensé qui allie harmonieusement situations pratiques et cadre théorique. A une époque où certains voudraient limiter l’EMC à une inculcation de devoirs et de règles qu’on n’étudie pas et qu’on ne questionne pas, cet ouvrage ouvre de riches et fécondes perspectives pour accompagner les élèves dans le construction de leur citoyenneté. Nous espérons une suite !

Jean-François Courco