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Le livre du mois du n°581 : Faire je(u) égal. Penser les espaces à l’école pour inclure tous les enfants

Édith Maruéjouls, Double Ponctuation, coll. Point d’interrogation, 2022.

Édith Maruéjouls est géographe du genre, spécialiste des questions d’égalité dans l’espace public et les loisirs des jeunes. Dans cet ouvrage, elle envisage l’école comme un « microespace sociétal » où se renforcent, voire se construisent, les inégalités, en particulier de genre.

Constatées dans les espaces urbains de loisir – conçus et fréquentés par des hommes – ces inégalités sont également observées dans les espaces publics que sont les cours de récréation, où « l’entresoi est la norme » et « l’absence de mixité fille-garçon est flagrante ». Tandis que des garçons occupent l’espace central (dévolu au foot le plus souvent), les filles et les garçons s’identifiant moins aux normes de la virilité et de l’hétéronormativité sont « relégués en périphérie » et cantonnés aux déplacements « de bord » et « utilitaires » (aller aux toilettes ou sur un banc). Cette organisation de l’espace dessert une très large majorité d’élèves, puisque seuls « 10 % des élèves (majoritairement masculins) occupent 80 % des espaces récréatifs ».

La première partie de l’ouvrage présente le cadre conceptuel, c’est-à-dire la (re)production du système de genre à l’origine d’une « valence différentielle des sexes » (selon le concept de Françoise Héritier), dont les premiers impacts sont le sexisme et l’homophobie. On comprend que l’école a sa place dans la construction de normes qui, en disqualifiant les filles et en légitimant les garçons, ont des effets concrets dans la vie des élèves et, plus tard, dans la société entre les femmes et les hommes.

Garantir l’égalité à l’école, comme dans l’espace urbain, c’est donc faire face à un triple enjeu de justice sociale (redistribuer l’impôt en permettant l’égal usage des aménagements), d’accès à la citoyenneté (légitimer la présence des filles dans l’espace extérieur) et de réduction de la violence (favoriser des relations « moins codifiées et plus apaisées »).

Experte en réaménagement des espaces publics, l’autrice livre ensuite sa méthode pour « rendre possible » l’exercice de l’égalité à l’école, par le réaménagement des cours de récréation.

La mission s’étend sur six mois et comprend une phase d’observation, de diagnostic et de sensibilisation (auprès de la communauté éducative, des élèves et des parents), à l’issue de laquelle des préconisations sont faites, puis expérimentées. Le dispositif offre une place essentielle aux échanges avec les élèves et à leurs dessins qui représentent leur espace vécu. Certains sont dans le livre, de même qu’un grand nombre de citations d’élèves, qui frappent par leur lucidité.

Enfin, un dernier chapitre porte sur les toilettes, qui restent un « impensé de la vie collective scolaire », alors qu’elles constituent un espace essentiel de production des violences et du système de genre.

Riche en illustrations, cet ouvrage engagé propose à la fois des clés de compréhension des inégalités et des moyens de travailler sur leur réduction dans l’espace scolaire (par l’observation, le dialogue et le réaménagement des espaces). Il est donc à mettre entre toutes les mains désireuses de participer à construire une école où se vit « l’expérience de l’égale valeur dans le regard de l’autre ». « Faire je(u) égal », c’est travailler à une école véritablement inclusive, non oppressive et émancipatrice.

Mathilde Gambrelle

Questions à Édith Maruéjouls

Vous affirmez que « c’est l’absence de relations dès l’enfance (entre garçons et filles) qui “fait” relation violente plus tard ». Quelle est la place des espaces scolaires dans la production des violences de genre ?

La question est plutôt : quelle est la place des espaces scolaires dans la possible réduction de ces violences ? Il s’agit d’agir sur l’absence de relations, et ce, dès l’enfance, en centrant les projets pédagogiques autour du partage entre filles et garçons de tous les espaces scolaires (cour, cantine, toilettes, etc.). L’enjeu est de rendre possible le fait de jouer ensemble, rire ensemble, manger ensemble, à travers l’aménagement des espaces et leurs usages revisités.

Comment peut-on expliquer l’inégal usage de la cour de récréation, alors même que les élèves « constatent que les garçons ont plus d’espace que les filles » et sont en attente d’égalité ? Dégenrer cet espace suffit-il à produire de l’égalité ?

Je ne « dégenre » pas les espaces, au mieux je les dérange ! On ne produit pas de l’égalité. Être à égalité, c’est avoir les mêmes droits. Nous rendons possible à travers notre accompagnement l’expression d’une égale liberté. Les élèves à eux seuls ne peuvent pas résoudre ou changer la structuration des rapport sociaux de sexe, qui faussent dès l’enfance la relation entre les filles et les garçons. Il faut les accompagner, proposer des alternatives dans l’organisation des jeux, par exemple. Cet état de fait ne vient pas d’un espace à jouer qui serait neutre et où seule l’expression d’une liberté est en jeu (j’ai envie, je n’ai pas envie). Il y a une organisation de la cour plus ou moins consciente qui légitime les espaces des « vrais » garçons et disqualifie ceux des filles. Il faut interroger toutes les formes de domination, symboliques, implicites et parfois explicites.

Vous consacrez un chapitre aux toilettes à l’école, en quoi leur non-mixité pose-t-elle problème ?

Simplement par le message que cela renvoie aux enfants. Comment peut-on interpréter le fait de séparer les filles et les garçons dès l’âge de 6 ans, alors qu’à la maternelle ils sont dans le même bloc sanitaire, et que nous partageons à la maison les mêmes toilettes ? Ce n’est pas une démarche neutre, on instaure une norme de la séparation qui est durable. Quel est le signifiant de cette séparation, et comment cela participe-t-il à la construction des identités d’appartenance ? Comment, dès la petite enfance, construit-on le sentiment de peur du côté des filles, en considérant les garçons comme de potentiels agresseurs ? La non-mixité n’est ni « naturelle » ni un « non-message ».

Vous préconisez également « que la question de la décence vestimentaire soit enfin débattue collectivement dans l’espace scolaire ».

Ce n’est pas exactement ça. Je demande que la question du règlement intérieur sur la tenue vestimentaire (qui s’adresse aux filles majoritairement) soit débattue nationalement. L’éducation est nationale dans notre pays, la règle doit l’être également. Non seulement sur ce qu’on entend par « tenue correcte » concrètement, mais également sur comment et par qui on fait appliquer le règlement, et avec quel système de sanctions. Ce qui est le cas pour tous les autres points du règlement. Comme pour les toilettes, la question essentielle est : que veut-on dire ou faire à travers la règlementation de la tenue vestimentaire, et qu’est-ce que cela fait au corps des filles et au corps social qu’elles représentent ? La tenue vestimentaire (« Comment je m’habille ? ») est une des premières charges mentales des filles (dès 12 ans), là encore participant d’un processus inégalitaire et durable.

Avez-vous déjà été sollicitée par l’Éducation nationale ? Et, que ce soit le cas ou non, qu’attendez-vous de l’institution scolaire ?

L’Éducation nationale en tant que ministère, non, jamais. Mais je travaille tous les jours dans les écoles et les collèges. Les enseignants sont de fait mes partenaires. Ce sont les collectivités territoriales (villes et départements), propriétaires du bâti scolaire, qui missionnent mon bureau d’études pour accompagner la conception d’espaces scolaires égalitaires. Faire égalité, ce n’est pas être neutre, c’est agir et mettre en œuvre toutes les intelligences professionnelles au service d’un projet commun dont l’objectif central est de réduire les violences exercées sur le corps social des filles et des femmes et sur leur corps physique. C’est faire des violences qu’elles subissent et des besoins qu’elles expriment des sujets pédagogiques, d’animation, d’urbanisme, d’architecture. La manière dont s’expriment ces violences, cette absence de relations dès l’enfance sont le reflet de la construction sociétale des agressions et des agresseurs. Elles préfigurent et instaurent toutes les autres formes de violence. Il faut donc se former, expérimenter collectivement et s’engager professionnellement pour faire de l’égalité le cadre premier de la relation filles-garçons dans la vie quotidienne. Ce que nous pouvons attendre de l’école, c’est qu’elle soit un espace de changement de la société, et non de production de la norme de genre.

Propos recueillis par Mathilde Gambrelle