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Faire appel à l’auto-évaluation pour développer l’autonomie de l’apprenant

À l’heure où le discours portant sur les théories de l’apprentissage constitue le leitmotiv de nombreuses réformes scolaires, il s’avère nécessaire de s’arrêter quelque peu sur la philosophie sous-jacente à un changement clé désiré : à savoir la révolution pragmatique que constituent l’émergence de l’autonomie du sujet dans la construction des apprentissages et l’appropriation des connaissances. Or, l’essor de l’autonomie de l’apprenant est indissociablement lié à l’auto-évaluation. Le propos développé dans cet article tente donc, au travers d’un essai de conjonction des termes auto-évaluation et autonomie, d’identifier le défi majeur que constitue l’atteinte de la visée d’autonomie authentique, au sens étymologique voire épistémologique du concept, et ainsi d’éviter sa réduction à une simple ambition discursive caractérisée par de généreuses intentions non factuelles. » Eeyore est  » idiot  » ; son père, lui, devient fou.
De cette folie qui menace tout éducateur face à la résistance des êtres, à leur irréductible différence, à l’impossibilité de les circonvenir, à l’incapacité de maîtriser leur destin.
Le handicap est, ici, une forme limite de l’altérité à laquelle est confronté tout adulte qui veut aider un  » autre  » à grandir. La folie, elle, est le malheur de cet adulte quand, découvrant les difficultés de l’autre à grandir, il décide de grandir à sa place, de le faire grandir en lui.  » Philippe Meirieu

Activité de l’apprenant : de l’ordre du discours…

Alors que la rhétorique pédagogique prégnante dans nos sociétés post-modernes soutient une conception socio-constructiviste de l’apprentissage, le consumérisme scolaire exige des résultats desquels résulte une sélection des excellences. En effet, les pédagogies s’inspirant des théories socio-constructivistes postulent une approche compréhensive et différenciée des processus d’apprentissage, accordant à l’enseignant le rôle de personne-ressource et à l’élève celui d’acteur dans l’acquisition des apprentissages scolaires. Ces pédagogies nécessitent une différenciation en actes par une individualisation des parcours de formation. Dans cette optique, le maître se voit confier la responsabilité d’aménager des espaces permettant à tout élève une appropriation des savoirs et savoir-faire au travers d’une co-construction signifiante. L’enseignant agit en tant que maître-guide en s’adaptant aux capacités et aux besoins de chaque apprenant au sein du groupe d’élèves. Or, à l’opposé, dans nos sociétés férues de diplômes, l’obligation de résultats privilégie une approche comparative, normative, hiérarchisant les excellences. Le rôle du maître se confine ici à une fonction d' » attestateur  » d’exigences sociales. Il relègue ainsi le travail de l’apprenant dans un processus passif et réactif qui l’enferme dans un rôle de patient. Les pratiques enseignantes qui découlent de cette logique protagoniste conduisent à réduire l’activité apprenante au seul discours institutionnel, constitutif d’une conformité sociale, témoin fragile de la désormais fameuse  » perversité de l’obligation de résultats « , pour reprendre une expression chère à Philippe Meirieu (Directeur INRP).

Notre culture scolaire comporte un ensemble de normes qui soutiennent la nécessité de l’implication de l’apprenant dans son processus d’apprentissage. Ces normes impliquent des attentes pédagogiques liées aux valeurs de la participation de l’élève dans sa formation. Ces valeurs sont si prégnantes dans le discours, qu’il paraît déviant de s’en détourner. Nonobstant, le discours semble malheureusement suffire pour accréditer un passage à l’acte très incertain, confirmant par là l’échec de la transmission de l’apport des recherches pédagogiques à la pratique.

Performances scolaires : influences pédagogiques ou pressions sociales ?

Soumis aux logiques antagonistes énoncées précédemment, le processus d’auto-évaluation, qui s’est développé en réponse à la préoccupation de l’activité opératoire de l’élève, nécessite une réflexion au sujet de son autonomie dans l’apprentissage. Largement répandu dans le discours scolaire, le mouvement auto évaluatif s’avère toutefois victime de son succès. Il souffre à notre sens d’une ambivalence conceptuelle conduisant à des définitions plus ou moins restrictives, voire non consensuelles : l’auto-évaluation se limite-t-elle à de l’autocorrection ? Nécessite-t-elle une décentration de l’élève ? Demande-t-elle un apprentissage, si oui dans quelles limites ?…

Ces questions nous montrent à l’envi les larges zones obscures que recouvrent les nombreuses interprétations du concept. De plus, la réflexion se rapportant à la place de l’apprenant cède souvent à l’instrumentation. Celle-ci répond aux préoccupations toutes légitimes de la recherche de moyens permettant la mise en pratique de démarches auto évaluatives au service de l’élève. Néanmoins, occulter une analyse de fond conduit à des  » bricolages  » de pratiques auto évaluatives ; bricolages se référant principalement à un consensus tolérable, se jouant au cœur des pressions sociales, entre attentes réciproques des différents partenaires et autonomie réellement accordée à l’apprenant.

Les pressions sociales auxquelles nous faisons allusion découlent naturellement des valeurs de nos sociétés occidentales qui encouragent une course-poursuite aux diplômes. La réussite scolaire dépend ainsi de la réponse adéquate des apprenants aux normes d’excellence. Les performances gagnantes, attestées par un diplôme, relèvent de l’intégration des normes attendues. Paradoxe ! Les différences interindividuelles y sont d’une part exclues, ou tout au moins tolérées au travers d’écarts contrôlés par rapport aux performances scolaires attendues. D’autre part, le souhait de promotion d’un individu  » original « , créatif, constitue une exigence d’un monde du travail régi par la compétition, au sein duquel les diplômes ne suffisent plus. Dès lors, que chercher vraiment au travers d’un processus auto évaluatif ? Le développement d’un processus métacognitif chez l’apprenant en fonction des attentes évaluatives de l’enseignant, courant le risque de réduire le processus à un apprentissage de stratégies payantes ? Ou l’accompagnement du processus auto évaluatif en respectant une authentique réalisation de l’apprenant ?

Dans la réalité quotidienne de la classe, la juste distance à privilégier entre réussite scolaire et soutien à la différence s’avère souvent subie par des contraintes inhérentes à l’enseignement, plutôt qu’analysée.

Notion d’autonomie pédagogique : là où la réflexion s’arrête !

Le concept d’autonomie et les intentions pédagogiques s’y référant se situent en bonne position dans tout plan d’études, néanmoins les objectifs pédagogiques attenants sont peu pensés, laissant la place à de fréquentes dérives. La plus pernicieuse de celles-ci a fort bien été décrite par Philippe Meirieu (1996) dans son ouvrage  » Frankenstein pédagogue « , tout comme par Michel Vial :
 » La formation est censée remplir un vide ou redresser une malfaçon. On corrige parce qu’on a la réponse à la place de l’autre. Dans ce contexte ordinaire, l’auto-évaluation n’est que la mise en demeure de répondre à une conformité. Le formateur dans ce cas n’a pas conduit sur lui-même le travail de deuil de ses désirs de re-faire l’autre, de faire œuvre efficace parce que vraie.  » (Bonniol & Vial, 1997, pp. 297-298)

Le concept d’autonomie s’oppose à ceux de dépendance et de contrainte auxquels est lié l’individu privé de sa liberté ou obéissant à une autre loi que la sienne ; sans toutefois omettre le fait que :  » L’autonomie est possible non pas en termes absolus mais en termes relationnels et relatifs.  » (Morin, 1999, p. 145). En ce sens, comme le souligne Alain Touraine (1984), le sujet-apprenant demande une autonomie conçut dans la relation aux autres, se distinguant par là de l’indépendance.

Les limites de la notion d’autonomie se situent donc au cœur de la problématique de l’individu et du collectif :  » L’autonomie n’est pas autre chose que l’inaliénable devoir des personnes de se reconnaître des droits, et que leur droit, tout aussi inaliénable de se donner des devoirs.  » (Hameline, 1999, p. 57).

L’auto-évaluation se développe grâce à un apprentissage impulsé par le maître qui accorde à l’élève une part suffisante de liberté afin que ce dernier puisse poser un regard critique sur lui-même. Or, promouvoir une conception et une mise en œuvre de procédures auto évaluatives accordant à l’élève une implication active dans son processus d’apprentissage, c’est accepter, selon Louise Bélair (1999), une diminution progressive des formes classiques d’hétéro-évaluation assurées par l’enseignant au profit de modalités d’auto-évaluation assumées par l’apprenant. L’enseignant évite toute réglementation de l’auto-évaluation qui la bornerait à un auto contrôle stérile. Pour entendre l’autre, il s’autorise une mise à distance de sa raison raisonnante pour entrer en résonance, en compréhension avec l’apprenant, sans aucun jugement de valeurs.

À l’heure où la visée d’autonomie des élèves est à l’honneur dans les pratiques discursives, l’auto-évaluation y découlant trouve naturellement sa place au sein du cursus de formation. Or, développer chez l’apprenant une véritable compétence auto évaluative en actes, au service d’un apprentissage signifiant, c’est oser affirmer son identité sans occulter l’altérité. Se risquer à laisser l’élève prendre des initiatives doit permettre son cheminement vers l’autonomie. En ce sens, accorder à l’apprenant une véritable autonomie dans son projet scolaire c’est le reconnaître comme sujet ; reconnaissance identitaire indispensable pour qu’il puisse se former. Au contraire, avoir pour objectif de transformer l’élève, c’est le priver de la possibilité de se constituer par lui-même, assise pourtant nécessaire à la motivation et à l’apprentissage. Il est toutefois surprenant de constater à quel point face à l’évidence partagée d’encourager le développement de l’autonomie de l’élève dans ses apprentissages, les pratiques expriment souvent le contraire de ce qui est préconisé :
 » Ainsi, ce serait aller à l’inverse des idées en faveur que d’assigner explicitement à l’éducation la finalité de diminuer l’autonomie des éducables, même si la réalité donne tous les jours la preuve que, si un tel effet négatif n’est ni recherché ni prescrit, il est souvent obtenu.  » (Hameline, 1999, p. 47).

L’auto-évaluation : une réponse à l’intention d’autonomie…

L’attitude auto évaluative s’apprend :  » C’est un travail sur soi pour une conscientisation critique.  » (Donnadieu, Genthon & Vial, 1998, p. 110). Apprendre à s’auto-évaluer c’est accepter de voir en arrière pour porter un œil critique sur soi, appuyé sur des critères de jugement négociés et appropriés, conduisant à une prise de décision pertinente et efficiente sur la base d’un référentiel intériorisé. Cette aptitude réflexive permet une prise de conscience de son action ; lucidité indispensable à tout apprentissage signifiant que seul l’élève, en tant que sujet, peut réaliser.

 » En effet, les exigences d’un tel recul et d’une telle distanciation sont considérables, car elles obligent l’évalué à se regarder, à s’analyser, à fouiller dans ses propres difficultés, au risque entre autres d’altérer son image de soi et ainsi de devoir la construire à nouveau ou sous d’autres angles.  » (Bélair, 1999, p. 65)Le vertige que peut provoquer ce regard extérieur, distancié, sur soi constitue pourtant la condition essentielle de ce dessein d’autonomie de l’apprenant visé par la démarche auto évaluative. Se comprendre de l’intérieur, se questionner, permet de dégager des pistes pour ses actions futures. L’enseignant guide ce processus métacognitif en invitant l’apprenant à développer des conduites réfléchies et autonomes. L’auto-évaluation consiste bien en un processus de régulations dynamiques et interactives de formation. Elle ne peut donc se réduire à une simple instrumentation externe, aux mains d’un enseignant qui ferait fi de l’implication du sujet dans son apprentissage.

Selon Jean Cardinet (1988), l’apprentissage de l’auto-évaluation constitue le moyen essentiel permettant à l’élève de dépasser un simple savoir-faire non réfléchi, purement opératoire, pour accéder à un savoir-faire réfléchi grâce auquel il peut intervenir et agir consciemment.
Pour clore notre propos rappelons que face à l’importance créditée aux compétences adaptatives dans nos sociétés libérales, il s’avère essentiel que les étudiants apprennent à distinguer leurs forces et leurs faiblesses. En ce sens, seul le développement de processus auto-évaluatifs visant l’autonomie permettra aux apprenants de gérer leurs façons de faire au travers du pouvoir qu’elle leur confère.

Marlyse Pillonel, Centre de recherche, École du personnel soignant, Fribourg
Jean Rouiller, Département des sciences de l’éducation, Université de Fribourg


Références bibliographiques

– BELAIR, L. (1999) : L’évaluation dans l’école. Paris : ESF.
– BONNIOL, J.-J. & VIAL, M. (1997) : Les modèles de l’évaluation : textes fondateurs avec commentaires. Bruxelles, Paris : De Boeck Université.
– CARDINET, J. (1988) : La maîtrise, communication réussie. In : HUBERMAN, M. (éd.), Assurer la réussite des apprentissages scolaires ? Les propositions de la pédagogie de maîtrise (TDB). Paris & Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 155 – 195.
– DONNADIEU, B., GENTHON, M. & VIAL, M. (1998) : Les théories de l’apprentissage. Quel usage pour les cadres de santé ? Paris : InterEditions, Masson.
– HAMELINE, D. (1999) : Autonomie. In : HOUSSAYE, J. (dir.), Questions pédagogiques. Paris : Hachette, 47-58.
– MEIRIEU, PH. (1999) : Dites-nous comment survivre à notre folie, de Kenzaburô Ôé ou  » aider l’autre à grandir en le préservant de notre folie « . In : Éducateur, n° 9, 22-27.
– MEIRIEU, PH. (1996) : Frankenstein pédagogue. Paris : ESF.
– MORIN, E. (1999) : La tête bien faite. Paris : Seuil.
– TOURAINE, A. (1984) : Le retour de l’acteur. Essai de sociologie. Paris : Fayard.