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Étiqueter les méthodes ou parler des pratiques réelles ?
Les querelles de méthodes pédagogiques ne relèvent pas seulement des polémiques qui font la joie des magazines de société. Jusqu’au sein de la communauté scientifique, il n’est pas rare de lire des controverses sur la pertinence de l’approche constructiviste ou de la démarche d’investigation par rapport à celle de l’instruction directe ou des méthodes explicites. Mais l’utilisation de ces catégories ou de ces étiquettes génère trop d’approximations inutiles pour servir vraiment la science et contribuer à l’étayage des pratiques éducatives.
Dans le langage éducatif de sens commun, la notion de «méthode» est couramment utilisée. Et au sein des communautés éducatives, on aime aussi se réclamer d’étiquettes censées recouvrir à la fois une démarche et des gestes ou scénarios professionnels jugés intéressants. On peut ainsi évoquer «les classes sans notes», l’approche «par compétences», la «démarche d’investigation», l’enseignement «par projets», la classe inversée», etc. On comprend l’intérêt de résumer des façons de voir et de faire qui peuvent soutenir des pratiques de transformation pédagogique ou permettre des échanges autour de ces pratiques. Ce recours pratique à certains termes et étiquettes mérite cependant d’être considéré avec précaution.
Lorsqu’on transforme en effet un mot ou une expression en concept, on le transforme implicitement en théorie. Une théorie est censée rendre compte de résultats de recherche suffisamment nombreux, bien articulés entre eux, robustes et systématiques, pour permettre la montée en généralité ou la modélisation. Dans bien des cas, nous ne disposons pas de résultats de cette nature, mais seulement de pistes de travail, d’hypothèses et d’expériences pratiques qui semblent judicieuses[[André Tricot, L’innovation pédagogique, collection «Mythes et réalités», éditions Retz, 2017.]]. C’est déjà beaucoup, certainement suffisant pour expérimenter et innover, mais pas forcément pour vendre un paquet théorique global, au risque de fabriquer une sorte de boite noire qui fait plus de mal qu’elle n’aide à enseigner et à apprendre. L’une des caractéristiques de ces étiquettes qui circulent si facilement, c’est en effet de n’être accompagnées que de peu de documentation précise ni de précautions d’utilisation contextualisées. Il conviendrait de disposer de tout un mode d’emploi précisant à quelles conditions et dans quel écosystème éducatif le dispositif est pertinent : quels apprentissages ? quel niveau d’enseignement ? quels élèves ?, etc.
Prévenir l’effet boite noire, c’est donc d’abord savoir faire la part entre ce qu’on pourra appeler des concepts pragmatiques et des concepts scientifiques.
Du slogan aux pratiques
Dans le monde scientifique aussi, on colle des étiquettes parfois trop rapidement. On l’a constaté à l’occasion de l’enquête «Lire-écrire CP» coordonnée par Roland Goigoux[[https://m-url.eu/r-1iwk]] : quand on scrute de façon patiente et systématique les pratiques pédagogiques et leurs effets, on constate des régularités et des variations, mais qui ne sont pas forcément indexées par les méthodes de lecture déclarées et revendiquées. Pourtant, cette séduction des étiquettes globales continue à se propager jusque dans la littérature scientifique consacrée.
Considérons par exemple Visible Learning, l’œuvre monumentale de John Hattie[[John Hattie, Visible learning : a synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement, Routledge, 2009.]] internationalement très populaire, qui synthétise les résultats de 800 méta-analyses[[Olivier Rey, «John Hattie et le Saint Graal de l’enseignement», Carnet Eduveille, 2016 : https://m-url.eu/r-1iwl]].
On y trouve un tableau comparant l’efficacité différentielle de l’enseignant qui guide les élèves et mène un enseignement très structuré («activator»), par rapport à un enseignant qui privilégie plutôt des situations où l’élève doit faire preuve d’initiative («facilitator»). Cette comparaison a généré des milliers de citations à travers le monde. Or, quand on regarde le détail des méta-analyses utilisées par Hattie pour construire ses catégories, on ne peut qu’être dubitatif.
En premier lieu, le chercheur néozélandais a, de façon assez surprenante, agrégé des méta-analyses de processus d’enseignement très disparates. En second lieu, certaines méta-analyses regroupent sous une même étiquette floue et subjective («éducation individualisée» par exemple) des centaines d’études dont on n’est pas certain qu’elles mesuraient la même chose[[Frédéric Yelle et al., «Ce qui est visible de l’apprentissage par la problématisation : une lecture critique des travaux de John Hattie», Enjeux, 12 (3), 2016, p. 35-38 : https://m-url.eu/r-1iwm]].
Quoi d’étonnant à cela ? Il suffit de lire les résultats de la conférence de consensus récente sur la différenciation pédagogique[[Conférence organisée par le Cnesco et l’IFÉ : https://m-url.eu/r-1iwn]] pour comprendre que la plupart des concepts que l’on utilise couramment ne sont pas stables et univoques. Ce n’est pas une raison de désespérer de la théorie, mais plutôt de toujours revenir vers les pratiques réelles en contexte, pour vérifier que derrière les concepts et les étiquettes, il y a bien l’observation de régularités effectives et non un simple slogan mobilisateur, aussi sympathique ou attractif soit-il.
Olivier Rey
Chargé d’étude et de recherche, service Veille et analyses de l’IFÉ (ENS de Lyon).