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Et pourtant Truffaut n’arrivait pas à apprendre l’anglais !

La motivation (ou la non-motivation) est devenue l’explication à tout faire dans de nombreux domaines. Un sportif a-t-il gagné une compétition ? Il explique son succès par sa motivation. Un élève qui échoue à un devoir n’était pas motivé. Un chef d’entreprise explique les gains de productivité par la motivation de son personnel, etc. Cette prévalence de la notion n’a pas échappé aux chercheurs, qui ont tenté tant bien que mal d’en rendre compte.

Mais une lecture attentive des productions sur le sujet laisse perplexe. Autant les efforts pour se démarquer de l’opinion commune ont produit quantité de concepts rigoureusement définis, autant leur intérêt pour analyser les conduites semble réduit. Tout au plus a-t-on l’impression de progresser dans l’analyse des impressions subjectives.

Dans le domaine de l’apprentissage notamment, il n’est nul besoin de recourir à la motivation pour analyser les performances des sujets. La grande majorité de nos apprentissages se réalisent sans que nous éprouvions la moindre motivation. Ce sont les apprentissages de l’expérience, les apprentissages incidents, que nous accomplissons sans même le savoir, qui modifient durablement et efficacement nos comportements. Les publicitaires en savent quelque chose, puisqu’une bonne part de leur activité professionnelle repose sur l’existence de ces phénomènes. Symétriquement, nous pouvons éprouver une grande motivation pour un apprentissage (ou pour ce qu’il nous permettrait d’accomplir), sans pour autant pouvoir le réaliser. François Truffaut, dans une lettre à Suzanne, son assistante, se plaint de ne pas parvenir à apprendre l’anglais : il en reste, malgré ses efforts, à un usage hésitant dans les conversations ordinaires. Pourtant il est motivé. Il a envie de l’apprendre, car il est un admirateur convaincu du cinéma américain. Il en a besoin, car il souhaite faire distribuer ses films aux États-Unis. Il en a la volonté, puisqu’il prend des cours à chacun de ses séjours. Mais la motivation ne suffit pas : chacun d’entre nous a certainement fait cette expérience intime.

Des enjeux sociaux

Un examen plus approfondi des discours sur la motivation fait apparaitre que, loin d’être un attribut de la personne, celle-ci est toujours estimée au regard d’une situation sociale précise : évaluation, compétition, etc. D’une manière générale, elle est associée à la nécessité de prouver ses capacités. Si cette observation est juste, il faudrait donc changer de cadre d’analyse et passer du registre psychologique (affectif et cognitif), pour entrer dans le registre des rapports sociaux.

Lorsqu’un enseignant dit qu’un de ses élèves n’est pas motivé, il croit vraiment décrire une réalité. La surprise vient parfois de l’élève lui-même : il n’a pas nécessairement eu l’impression de ne pas être motivé. Simplement, ses codes comportementaux ne sont pas lisibles par le professeur. Quand on est adolescent, on ne manifeste pas d’enthousiasme à l’énoncé d’un exercice scolaire, quelle que soit l’impression ressentie. Il est de bon ton d’affecter d’être blasé, de manifester de la nonchalance. Si, par chance, le professeur montre qu’il est déçu, alors on a marqué son indépendance aux yeux des camarades. La motivation s’exprime à travers des comportements sociaux différents selon les classes sociales : les codes non seulement ne sont pas partagés, mais ils suscitent des attitudes de rejet d’un groupe social à l’autre. Ce qui est inconvenant pour les uns est au contraire perçu positivement pour les autres. À l’inverse, manifester sa motivation peut être une façon d’acheter la paix. De nombreux élèves en difficulté le savent. Ils s’engagent sans délai dans l’exécution d’une consigne, font tout ce que le professeur demande avec une égale énergie, sans avoir compris ce qu’on attend d’eux. Mais ils savent que ce comportement leur attire la bienveillance des adultes. Plus grave, la non-motivation peut être le résultat d’un sentiment d’absurdité. Ionesco montre, dans une caricature magistrale[[Eugène Ionesco, La Leçon, Folio (première édition 1950).]], comment un dialogue entre le professeur et la petite fille peut dériver vers l’absurde, simplement parce que chacun développe sa propre logique.

Il serait donc plus juste d’appréhender la motivation comme un des ingrédients de la communication pédagogique et d’y repérer la manifestation des enjeux sociaux qui traversent l’école. Ce changement de cadre de référence, loin d’être une astuce destinée à noyer le poisson, me semble permettre d’envisager d’autres perspectives pour la lutte contre la désaffection des jeunes pour l’école. Il s’agirait de sortir du psychologisme dont l’usage immodéré de la notion de motivation est l’un des indices, pour poser la question de savoir comment chaque élève s’y prend pour sauver la face et les meubles lorsqu’il est confronté à la culture de l’école pour laquelle il ne dispose pas d’instruments d’interprétation, sous le regard des copains, eux-mêmes démunis, mais collectivement bien décidés à survivre. La classe n’est pas une addition d’individus plus ou moins doués, plus ou moins intéressés par le travail scolaire. C’est un groupe avec une vie intense, dont les adultes sont exclus (par leur statut) et se sont exclus (parce qu’ils ne supportent plus certaines formes de la vie adolescente). Cette coupure, pour compréhensible qu’elle soit, est productrice d’illusions et de malentendus : illusion que les élèves sont des individus et qu’ils décident librement d’être ce qu’ils sont ; malentendus sur les codes, sur les objectifs, sur l’expérience non partagée. Les situations scolaires et leur dynamique sociale, la classe en particulier, sont au cœur du problème et c’est sur elles qu’il conviendrait d’agir de toute urgence. Mais veut-on (peut-on) s’y atteler ?

Françoise Clerc
Professeure en sciences de l’éducation, université Lyon 2