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Enseigner la littérature : quels fondements théoriques ?
Je souhaiterais situer théoriquement l’approche littéraire à l’école. Quels sont les paradigmes utilisés ? D’autres plus experts que moi sauront prendre position sur tel ou tel point théorique, mon objectif est de repérer des points d’appuis pouvant stimuler la réflexion, la pratique ou la discussion… L’éclairage théorique, s’il prend naissance dans une pratique de se positionner par rapport à des possibles, de renouveler sa vision des choses en un mot de faire des choix. À cette fin, je tenterai de comparer deux perspectives de l’enseignement de la littérature : l’une que je qualifierai arbitrairement (car je n’ai pas trouvé de formulation satisfaisante) de lecture scolaire explicative l’autre de lecture littéraire implicante.
Classiquement on estime que le lecteur doit restituer le sens du texte lu. L’évaluation de la lecture d’œuvre complète passe par le calcul de l’écart à la bonne réponse. L’auteur ayant voulu transmettre un message, le lecteur fidèle doit se plier et disparaître. Derrière cette approche se cache l’illusion d’un schéma communicationnel unidirectionnel. Ce modèle repose sur une chaîne linéaire d’éléments : une source d’information, un émetteur qui transforme le signal en code, le canal de transmission, le récepteur qui décode les signaux et le destinataire du message (Shannon). On est bien dans une situation linéaire sans feed-back, où le destinataire est en quelque sorte passif puisque cantonner dans un rôle de décodeur. La seule perturbation pourrait venir du « bruit » qui est capable de perturber le message. Winkin (1981) oppose à ce modèle télégraphique celui du « collège invisible » (Bateson, Birdwhistell, Hall, Goffman, Wattzlawick, Jackson) qui s’appuie sur un modèle orchestral. Dans ce modèle, les individus participent à une discussion comme les musiciens avec l’orchestre mais sans chef ni partition. Le guidage est alors mutuel. Du côté des textes on peut en déduire que le sens ne préexiste pas à sa découverte par le lecteur.
Reprenant ces principes mais d’un point de vue didactique, Jorro nous alerte sur le principe de la textualité qui a « tendance à lancer le lecteur dans un exercice de style argumentatif quasiment inaccessible qu’il affronte en se cramponnant littéralement au texte, tel un récitant » (Jorro 1996, Actes du colloque les métalangages de la classe de français, Lyon) ceci fait écho dans la pratique à une situation dans laquelle l’élève, pour parler du texte, redit tout le texte avec ses moindres détails. On peut lier dans le même paradigme la représentation de la lecture comme somme de la compréhension des mots. Cette vision conduit à une représentation appauvrie de l’écrit (sans effet de style) littéraire d’une part et d’autre part à une vision du texte comme limpide, qu’une mise en œuvre technique de reconnaissance automatisée de mots révélera. À cela Jorro oppose une conception hologrammatique (inspirée de la pensée complexe développée par Morin) où le texte est un tout qui dépasse la somme de ses unités. C’est une chance pour l’enseignant qui peut éclipser le lecteur expert au profit du lecteur singulier qui est celui que nous rencontrons dans nos classes. Concrètement, pour Anne Jorro, le processus de lecture entraîne le lecteur avec toute son épaisseur. Les lectures dont l’élève parle seront peuplées d’univers subjectifs dont l’enseignant peut tirer partie car « la compréhension de l’écrit fait […] le pari de l’échange de points de vue, de la confrontation des compréhensions » (Jorro, 1999, p.120).
L’enseignant, dans le cadre d’un schéma classique, souhaite maîtriser la situation d’enseignement du début à la fin. Pour cela il prévoit, organise, planifie. Les élèves qui s’écartent sont alors ramenés dans le droit chemin. La lecture littéraire interprétative telle qu’elle a été définie s’accommode mal de cette idée. Au contraire, ce doit être le lieu de l’interprétation et du cheminement. Nous sommes proches des réflexions d’Imbert (2000) définissant l’enseignement comme relevant d’une praxis par opposition à la poïesis. La poïesis correspondrait (en niant la liberté du sujet) et la praxis mettrait en avant l’idée du cheminement (en reconnaissant la liberté des sujets).
Ces orientations nous conduisent à privilégier l’interprétation et donc le dialogue en classe comme nous y invite d’ailleurs les textes officiels « c’est aussi l’occasion, pour l’enseignant d’attirer l’attention sur les aspects les plus ouverts de l’œuvre et de susciter des conflits d’interprétation nécessitant un effort d’argumentation » (Qu’apprend-on à l’école élémentaire ? 2002). Les élèves, dans les interactions, devraient donc être capables de prendre l’autre en compte et de réagir. Bakhtine réaffirme que la situation de communication n’est pas réductible à une transmission unilatérale d’information mais correspond plus à la notion de dialogisme. Il convient de distinguer cette dernière notion de la classe dialoguée qui sous une forme renouvelée (questionnement directif) cache un guidage fort du maître.
Le rôle des interactions dans l’apprentissage semble aller de soi. Les travaux les plus fameux sur ce sujet sont ceux de Doise et Mugny (1981), nous montrant que les échanges dans le cadre du conflit socio-cognitif sont des éléments essentiels de l’appropriation de connaissances. Schématiquement, il s’agit de la confrontation de réponses socialement différentes et logiquement incompatibles des sujets qui débouchent sur de nouvelles coordinations cognitives. L’aspect social est important car l’enfant a du mal à percevoir ses contradictions et l’intervention d’un tiers va permettre cette prise de conscience et obliger le sujet à se décentrer. C’est bien parce que chacun est persuadé d’être dans le vrai et tente d’en convaincre l’autre que la confrontation va s’engager. Dans le cas du conflit avec d’autres enfants à ce sujet, ils devront intégrer des centrations différentes. La perturbation ainsi créée permet le développement vers un équilibre de niveau supérieur.
Mise en avant des principes de construction active du sens d’un texte par un lecteur, acceptation de ses errements comme point d’appui à des discussions sur les points de divergence, ouverture de l’enseignement à l’inconnu sont les points essentiels qui me semblent présider à la mise en place d’une lecture littéraire à l’élémentaire. Bien évidemment cela suppose la mise en place de dispositifs de dialogue.
Marcelin Hamon, Professeur des écoles Val de Reuil (Eure).
Deux façons de voir la lecture à l’école
Lecture scolaire d’explication | Lecture littéraire implicante | |
Texte | Sens à découvrir | Sens lié à l’activité du lecteur : le lecteur Interprète (Jorro) |
Schéma de la communication linéaire (Shannon) | Schéma orchestral de la nouvelle communication (Winkin) | |
Sens du texte comme somme de mots ou de phrases | Dimension hologrammatique du sens du texte (Morin, Jorro) | |
Enseignement | Difficulté à accepter la nouveauté | Recherche de l’inattendue |
Poïesis (Imbert) | Praxis (Imbert) | |
Lecture du maître privilégiée et classe dialoguée | Conflit d’interprétation et dialogue (Doise et Mugny) (Bakhtine) | |
Elève | Guidage prescriptif du maître | Maître offrant une aide non directive |
Sujet épistémique | Sujet singulier (Jorro) |
Bibliographie :
– M. Bakhtine : Esthétique de la création verbale., Paris, Gallimard, (1984)
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– W. Doise et G. Mugny : Le développement social de l’intelligence, Paris, interédition, (1981)
– F. Imbert : L’impossible métier de pédagogue, Paris, ESF, (2001)
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– A. Jorro : Actes du colloque les métalangages de la classe de français, Lyon, (1996)
– A. Jorro : Le lecteur interprète, Paris, PUF, (1999)
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– Ministère de l’éducation nationale : Qu’apprend-on à l’école élémentaire, Paris, IO, (2002)
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– E. Morin : Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, (1990)
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– Winkin : La nouvelle communication, Paris, Seuil, (1984)
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