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Enseigner l’humain ?
Fin décembre 2004, à propos du terrible raz de marée qui a ravagé plusieurs pays d’Asie, Bernard Kouchner, invité sur une radio nationale [[France Inter, mardi 28 décembre 2004.]], déplore la labilité des informations dans les médias et plaide pour une éducation à la solidarité afin que cette valeur soit inscrite durablement dans les pratiques des citoyens. Il propose ainsi d’instaurer des journées obligatoires de « service solidaire » (en France ou à l’étranger) pour les jeunes. En face de lui, le journaliste ajoute : « Et il faudrait que ça se fasse à l’école aussi. » Kouchner hésite : « Oui, bien sûr… mais on ne peut pas charger l’école de tout. »
Mon hésitation fait écho à la sienne face à ces multiples « éducations à… » que l’on propose régulièrement de confier à l’École : à la santé, à la solidarité, à l’environnement, le tout souvent englobé dans la vaste « citoyenneté ». Comment être contre ? Impossible sans se faire accuser de nier l’humain, de vouloir former des savants sans âme.
Plus les années passent, plus ma prise de conscience de la difficulté de faire acquérir durablement des savoirs me convainc que nous devons consacrer toute notre énergie à cette tâche vitale de transmission et formation, et que c’est par là principalement que peut passer notre « éducation à ». Les programmes actuels sont porteurs de ces valeurs que nous défendons, dans toutes les disciplines : trouvons le moyen de les enseigner par des pratiques qui elles-mêmes essaient de les faire vivre.
Éduquer à la solidarité en mettant en place de façon volontariste le travail de groupe, en luttant contre l’inertie et les « replis affectifs » ou élitistes à l’œuvre dans certaines classes.
Éduquer aux valeurs de la République en faisant travailler les élèves, en éducation civique, en vie de classe, en français, en EPS… sur des situations de la vie sociale où ces valeurs sont en jeu. [[Voir par exemple l’article de Patrice Bride dans le présent dossier « La laïcité à l’École ».]]
Éduquer à la santé en mettant l’actualité en lien avec un savoir, une œuvre, un point du programme. En SVT ou SMS, travailler sur la polémique opposant les échographistes français à la firme Philips qui propose en publicité des échographies en 3D inutiles sur le plan médical mais séduisantes pour le narcissisme des parents.
Éduquer contre la violence, l’ignorance et le mépris par la pratique réitérée du débat régulé, réfléchi, où le savoir entre en jeu et pas seulement les opinions de chacun, à propos de l’interprétation d’un texte littéraire ou d’une recherche en mathématique.
Éduquer à la parole utile en inventant autre chose que le cours dialogué pour construire collectivement le savoir sans laisser personne de côté, donner à tous le temps de penser et de formuler. Faire que chaque parole ait égale dignité dans la classe, se le donner comme un idéal à poursuivre sans se décourager…
Éduquer à l’égalité par des pratiques d’évaluation moins mortifères, moins égalitaires et plus équitables.
Je ne dis pas qu’à côté de cela, des journées citoyennes, des clubs, conférences ou projets ne soient pas utiles et formateurs. Ou ces moments qu’on prend sur le programme pour réagir en classe à un événement marquant [[Voir le futur dossier « L’actualité et la classe », Cahiers pédagogiques N°434, juin 2005.]]. Ou encore ce « cours de morale » dont nos cousins belges ou canadiens débattent pour lui donner un contenu non religieux – et lequel ?
Mais nous n’avons pas fini d’explorer ce fameux rôle émancipateur des savoirs auquel nous croyons tous sans trop savoir comment il va s’opérer : sans doute par la façon dont ces savoirs vont être rendus vivants dans la classe, et ce n’est pas une mince affaire.
Car le risque serait de séparer d’un côté des contenus disciplinaires qui ne donnent prise sur rien, et de l’autre des « éducations à » un peu moralisantes, sans fournir de points d’accroche pour la connaissance vivante.