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Enseigner en période de troubles au lycée français de Port-au-Prince

Professeur des écoles au lycée français de Port-au-Prince, j’ai pu vivre de près la récente période de troubles sociopolitiques qui vient d’agiter cet état des Caraïbes, grand comme la Belgique et peuplé de huit millions d’habitants. Le lycée Alexandre Dumas, dans lequel j’enseigne, fait partie des quatre cents établissements homologués par l’agence pour l’enseignement français à l’étranger, établissement public placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Il scolarise six cent soixante élèves de la maternelle au baccalauréat. Cet établissement n’est cependant nullement représentatif, loin s’en faut, de la réalité éducative locale. Avec quelques autres écoles étrangères et haïtiennes reconnues comme étant de haut niveau, il accueille les enfants d’étrangers en situation d’expatriation et contribue à la formation primaire et secondaire des élites locales. Sur la soixantaine d’enseignants, dix-huit sont en position de détachement de l’Éducation nationale française, les autres bénéficient d’un contrat dit « local » et sont pour la plupart Haïtiens.
Effectuer ses tâches d’enseignement dans le contexte agité qui a prévalu ces derniers mois a nécessité quelques procédures d’adaptation.
La tension politique s’est ainsi traduite dès la rentrée de septembre par des inquiétudes et angoisses chez les élèves de ma classe de CE2. Très vite, le « Quoi d’neuf » hebdomadaire n’a pu suffire à apaiser les tensions. Les expériences collectives et individuelles, plus ou moins dramatiques (rapt d’un proche, cambriolage d’une maison, pillage d’un magasin, passage d’une manifestation à proximité de l’établissement…) ont eu besoin d’être commentées dans un souci d’apaisement. Rassurer sans prendre parti relève d’un exercice périlleux mais indispensable dans un tel contexte (les parents d’élèves ne sont pas tous du même bord politique). D’où la nécessité de trouver des biais pour faire de l’éducation civique, en se dégageant d’un contexte brûlant. Un travail a été ainsi initié autour du film d’animation de Paul Grimault Le roi et l’oiseau, les élèves étant invités, via l’expérience du roi, à réfléchir et verbaliser leur conception du bon souverain. Il a fallu ensuite gérer la déception des élèves suite aux annulations successives et de la fête de Noël et du défilé de carnaval, le lycée ayant dû à deux reprises anticiper sa fermeture pour des raisons de sécurité. Pas facile dans ces conditions de préserver l’extraterritorialité de l’École…
Lors de ces fermetures, il a été nécessaire de limiter à la fois les problèmes pouvant naître d’une coupure trop longue avec le milieu scolaire, mais aussi ne pas prendre trop de retard par rapport aux progressions définies en septembre. Une liste de diffusion par Internet rassemblant l’ensemble des parents d’élèves a été initiée à ce moment de l’année. Elle m’a ainsi permis de faire passer quotidiennement du travail aux élèves chaque fois que l’établissement a dû fermer ses portes. Cet outil a été monté empiriquement et reste un palliatif. Des exercices de structuration de la langue et d’entraînement en mathématiques constituaient l’essentiel du travail distribué, et restaient coupés des projets de classe en cours, qui pour certains ont dû être abandonnés.
Le lycée est désormais sécurisé par des membres de la Force multinationale intérimaire en Haïti (FMIH), et toute la communauté scolaire souhaite pouvoir terminer l’année dans un climat plus serein. Il nous appartient désormais, équipe éducative, de monter des dispositifs de prévention de crise plus rationnels, moins empiriques, pour faire face à une éventuelle nouvelle crise, que bien entendu personne n’appelle de ses vœux. Un atelier d’information sur la gestion du stress post-traumatique chez les élèves, animé par deux psychologues cliniciennes, a d’ores et déjà été programmé.
Le système scolaire haïtien a lui beaucoup plus souffert de cette période de tensions et la priorité à court terme sur laquelle travaille l’ensemble des acteurs du système éducatif consiste à aménager la fin de l’année scolaire, préparer et sécuriser les examens.
À plus long terme, il reste à souhaiter que la communauté internationale prolonge et renforce son intérêt pour Haïti, même lorsque les sacro-saints projecteurs médiatiques s’éteindront, qu’elle saura s’engager dans un mouvement durable et constant de coopération visant à permettre à l’ancienne « perle des Caraïbes » d’édifier un système éducatif de qualité, condition indispensable de son émergence.

Denis Bariot, professeur des écoles, lycée français de Port-au-Prince.